Une solution à l’insoluble

Le PSI et l’ETH Zurich ont créé le Quantum Computing Hub. Des chercheurs de pointe y collaborent au développement d’ordinateurs quantiques, qui devraient très largement dépasser les ordinateurs classiques dans certaines opérations de calcul.
Kirsten Moselund et Cornelius Hempel étudient, au PSI, la manière dont un ordinateur quantique fonctionnel peut être réalisé. (Photo: Scanderbeg Sauer Photography)

Si l’on établissait une liste des chercheurs les plus en pointe dans le monde en matière d’ordinateurs quantiques, Jonathan Home et Andreas Wallraff figureraient en bonne place. Les deux professeurs de physique de l’École polytechnique fédérale de Zurich, l’ETH Zurich (ETHZ), maîtrisent leur sujet et ils ne sont pas les seuls: en Suisse, durant ces dernières années, s’est établie une expertise quantique qui rivalise avec celle des grandes nations. De plus, de nombreuses jeunes entreprises développent des technologies quantiques, comme Zurich Instruments ou ID Quantique.

«La Suisse a besoin d’une forte présence dans les technologies quantiques. »      Kirsten Moselund, cheffe du Laboratoire des technologies nanométriques et quantiques

Tout va donc bien? Pas tout à fait. «La technologie quantique a fait un grand pas vers des applications, relève Gabriel Aeppli, chef de la division de recherche Sciences photoniques du PSI. Pour cela, il faut des experts aux compétences allant bien au-delà de ce que peut offrir une institution renommée comme l’ETHZ, notamment des ingénieurs qui peuvent convertir les résultats de recherche en prototypes fonctionnels.» C’est là que le PSI entre en jeu. «Un laboratoire national comme le PSI réunit toutes les compétences pour ce scale-up», estimet- il. C’est-à-dire le passage d’une expérience de base à une technologie qui, dans un avenir prévisible, pourra résoudre des problèmes concrets et, un jour, commerciaux.

Le PSI montre depuis des années qu’il en est capable grâce à ses grandes installations de recherche, comme la Source de Lumière Suisse SLS et le laser à rayons X à électrons libres SwissFEL, où sont utilisées des technologies que l’on ne peut acquérir n’importe où. En tant que laboratoire national, le PSI profite du fait que des experts et des expertes chevronnés peuvent y relever des défis complexes pendant une période prolongée. Il n’en va pas de même dans les équipes de recherche des universités. «Nous avons beaucoup de scientifiques talentueux, mais ils doivent quitter l’équipe après quelques années, en général après leur doctorat», note Jonathan Home. Un scale-up, comme au PSI, n’est donc pas possible en principe à l’ETHZ.

L’ETHZ et le PSI ont compris que les deux institutions se complétaient parfaitement pour le développement d’ordinateurs quantiques. C’est pourquoi elles ont créé le Quantum Computing Hub. Concernant l’organisation, ce centre de recherche dépend de la division Sciences photoniques de Gabriel Aeppli et du Laboratoire des technologies nanométriques et quantiques. Le Quantum Computing Hub se trouve sur le site du PSI, près de Villigen, où un bâtiment a été équipé pour la recherche quantique. Des chercheurs y poursuivent diverses approches pour réaliser un tel ordinateur.

Au sous-sol, l’équipe de Jonathan Home, professeur d’information quantique expérimentale, construit des circuits quantiques sur la base de pièges à ions. A l’étage supérieur, Andreas Wallraff, professeur de physique du solide, se consacre aux mêmes questions. Avec son équipe, il utilise toutefois des composants supraconducteurs ultrafroids. Deux équipes supplémentaires, qui développent encore d’autres concepts pour la réalisation d’ordinateurs quantiques, viendront s’y ajouter cette année. Le nombre de chercheurs au hub devrait passer de vingt aujourd’hui à cent dans cinq ans. Dans le Park Innovaare, situé tout près du PSI, une salle blanche sera aménagée avec des installations de nanofabrication, où les chercheurs pourront produire des qubits, à la base de tout ordinateur quantique.

L’organisation de cette croissance incombera à Kirsten Moselund, qui dirige, depuis février 2022, le Laboratoire de nanotechnologies et de technologies quantiques du PSI et donc le Quantum Computing Hub. Cette professeure de génie électrique et de microtechnique à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) travaillait auparavant au laboratoire de recherche IBM, sis à Rüschlikon, où elle s’intéressait à la nanophotonique. «Au sein du nouveau hub, nous réunissons des technologies quantiques et une plate-forme technologique solide», argue-t-elle. Selon elle, une vraie course a été lancée autour des ordinateurs quantiques, comme pour le premier alunissage habité, et le hub dispose d’une excellente position de départ. «L’ETHZ et le PSI se complètent très bien. Avec les grandes installations de recherche comme la SLS et le SwissFEL, nous jouissons de possibilités que les autres n’ont pas: par exemple, celle d’analyser des défauts dans les matériaux pour de futures puces quantiques.»

Un problème aussi complexe que la réalisation d’un ordinateur quantique adapté à l’usage quotidien nécessite cependant de nombreuses coopérations. C’est pourquoi des chercheurs et chercheuses du PSI collaborent avec beaucoup d’autres institutions, en premier lieu le Pôle de recherche national (PRN) MARVEL, qui a son siège à l’EPFL et qui est dirigé par le professeur de l’EPFL Nicola Marzari.

Pour l’instant, aucun ordinateur quantique universel et tolérant aux pannes n’est commercialement disponible. Les appareils développés par IBM ou Google ont un peu plus de cent qubits. Comme chaque qubit ne possède pas seulement les états 1 et 0, mais plusieurs, et que les qubits sont «intriqués », quelques douzaines d’entre eux peuvent déjà traiter des problèmes qui seraient trop complexes, même pour des microprocesseurs dotés de milliards de transistors. Dans les ordinateurs quantiques présentés jusqu’ici, peu de qubits sont toutefois intriqués simultanément, ce qui limite la puissance réelle de calcul.

«Les chercheurs apprécient les ordinateurs quantiques dès maintenant», indique Cornelius Hempel, chef du groupe Calcul quantique avec pièges à ions du PSI. En physique, il y a des problèmes qui peuvent déjà être résolus avec cinquante qubits. A l’ETHZ, l’équipe de Jonathan Home utilise des groupes d’atomes avec des champs magnétiques pour les capturer dans un piège à ions, les influencer en les bombardant d’un faisceau laser et leur faire exécuter des opérations de calcul logique. Le PSI prévoit des micropuces avec des douzaines de pièges à ions, dans lesquels les ions peuvent aller et venir et qui se combinent pour former une puce quantique plus grande. Le faisceau laser est diffusé dans la puce par de fines fibres lumineuses et manipule les atomes en modifiant leurs états énergétiques, pendant que des champs électriques leur impriment un mouvement de va-et-vient. Ces atomes, tous pourvus des mêmes propriétés, sont de parfaits qubits.

Le défi est de pouvoir les contrôler. Pour l’instant, cela ne présente pas d’intérêt pour des applications pratiques dans l’industrie. Prenons l’exemple de la nitrogénase, une enzyme grâce à laquelle des bactéries fixent l’azote contenu dans l’air et qui sert d’engrais naturel aux plantes. Aujourd’hui comme il y a cent ans, l’engrais artificiel est fabriqué au moyen du procédé Haber-Bosch, très gourmand en énergie. Si l’on savait comment l’enzyme travaille et comment reproduire ce mécanisme, ce serait une avancée pour l’alimentation humaine. Mais ce mystère n’a pas pu être percé jusqu’ici, même avec des superordinateurs. Un ordinateur quantique, avec des milliers de qubits sans erreur, pourrait modéliser l’enzyme par le biais de seulement quelques millions d’opérations de calcul.

La difficulté réside toutefois dans le «sans erreur ». En effet, les qubits calculent aujourd’hui avec un taux d’erreur de 1%, soit beaucoup trop. Par comparaison, un transistor ne se trompe en moyenne qu’une fois sur 1027 (un chiffre avec 27 zéros) opérations de calcul. La solution, ce sont les qubits logiques, formés de plusieurs qubits physiques et qui peuvent détecter et éliminer les erreurs. Dans les laboratoires d’Andreas Wallraff et de Jonathan Home, la correction des erreurs a été démontrée à petite échelle. Elle s’améliorera avec des systèmes de plus en plus grands. Pour le problème de la nitrogénase, il faudrait, selon certaines estimations, environ mille qubits physiques pour un qubit logique infaillible, ce qui signifie que l’ordinateur devrait comporter environ un million de qubits.

Passer de 127 qubits physiques, comme IBM l’a récemment montré dans une puce, à un million? Cela ne semble qu’une question d’échelle de fabrication. Malheureusement, il n’y a actuellement aucun moyen d’élaborer des systèmes plus grands et complexes sans provoquer davantage d’erreurs. Il faut donc prendre avec prudence les succès annoncés par Google, IBM ou Amazon. Il s’agit d’appareils sujets à des erreurs et qui ne peuvent pas encore exploiter immédiatement les avantages d’un plus grand nombre de qubits. L’ordinateur quantique que l’on peut poser sur son bureau pour résoudre de vrais problèmes ne sera pas disponible avant dix ans – et peut-être ne le sera-t-il jamais… Toutefois, les chercheurs sont confiants: selon eux, des ordinateurs quantiques commerciaux sont possibles. Un tel ordinateur, pourvu de millions de qubits, fonctionnerait dans un centre de calcul au côté des superordinateurs classiques.

Physicien au PSI, Alexander Grimm travaille aussi sur le problème de la susceptibilité aux perturbations. Il a obtenu, en janvier de cette année, un ERC Grant avec un subside de recherche de quelques millions pour son nouveau projet COOLCCAT. Alexander Grimm souhaite concevoir un type de qubits qui se comporte de manière aussi stable que possible face aux perturbations. Ses candidats: les qubits encodés dans des oscillateurs, appelés aussi «qubits bosoniques ». Ceux-ci se composent par exemple d’un morceau extrêmement mince et fin de métal supraconducteur, long de quelques millimètres.

On ne sait pas encore quel genre de qubit va s’imposer. Outre les qubits supraconducteurs et les pièges à ions, les chercheurs du monde entier explorent une demi-douzaine d’autres idées. C’est également le cas au Quantum Computing Hub, où des concepts de mise en oeuvre prometteurs se profilent. De toutes nouvelles options surgiront peut-être. «Qui sait? les collègues de la SLS ou du SwissFEL trouveront peut-être un nouveau matériau permettant de fabriquer de bien meilleurs qubits», lance Cornelius Hempel.

Pour Kirsten Moselund, il n’y a pas de solution alternative au Quantum Computing Hub. «La Suisse a besoin d’une forte présence dans les technologies quantiques», précise l’ingénieure. Selon elle, les ordinateurs quantiques – que Google, Amazon ou d’autres proposeront sans doute un jour sous forme de services en nuage – sont des boîtes noires impénétrables. «Pour utiliser les ordinateurs quantiques de façon sensée, nous devons savoir ce qui se passe sous le capot. C’est ce que nous offrons au PSI», fait-elle valoir.