De la graisse cellulaire au destin cellulaire

Des scientifiques de l’EPFL montrent que la production de molécules de graisse par une cellule peut être un facteur clé pour déterminer ce que deviendra cette cellule.
Laura Capolupo, Gioele La Manno, et Giovanni D'Angelo. Crédit: Alain Herzog (EPFL)

Comment une cellule «décide» de ce qu’elle va devenir? La question du «destin cellulaire» est étudiée depuis des décennies, notamment dans le cadre de la biologie des cellules souches, mais nos connaissances à ce sujet restent incomplètes. Par exemple, tout organisme multicellulaire est constitué de différents types de cellules qui jouent des rôles spécifiques, tout en travaillant collectivement pour soutenir l’organisme dans son ensemble.

Dans le même temps, certains types de cellules peuvent passer d’une fonction à l’autre. C’est le cas des fibroblastes de la peau, qui forment le derme, entre la couche supérieure de l’épiderme et la couche inférieure de graisse. Les fibroblastes peuvent adopter différentes spécialisations pour contribuer à la réparation des plaies, au remodelage de la matrice extracellulaire ou même à la fibrose.

Ce système complexe du destin cellulaire a suscité de nombreuses recherches, qui ont surtout porté sur les signaux externes provenant du microenvironnement de la cellule. En comparaison, très peu de travaux ont été réalisés sur les éventuels processus «internes» de la cellule qui contribuent à sa spécialisation.

Dirigée par les professeurs Gioele La Manno et Giovanni D’Angelo de la Faculté des sciences de la vie de l’EPFL, une équipe de scientifiques a aujourd’hui déterminé pour la première fois que l’un des facteurs internes déterminant le sort d’une cellule est sa production de lipides (molécules de graisse).

En travaillant sur des fibroblastes de la peau, les chercheuses et chercheurs ont combiné deux techniques pour trier les cellules selon des «profils» de production de lipides: l’imagerie par spectrométrie de masse à haute résolution, qui leur a permis de visualiser la distribution de lipides spécifiques dans chaque cellule, et le séquençage de l’ARNm unicellulaire, qui leur a permis de déterminer le profil d’expression génétique de chaque fibroblaste – une sorte de carte d’identité de ce que l’on appelle un «transcriptome» – et de classer chaque cellule dans une sous-population transcriptionnelle.

L’étude a d’abord révélé que les fibroblastes dermiques peuvent présenter plusieurs groupes de lipides, ou «états de composition lipidique», que les chercheuses et chercheurs ont nommés «lipotypes».

«Les états cellulaires sont des intermédiaires dans le processus de différenciation cellulaire où les changements d’état précèdent l’engagement définitif», écrivent les auteurs.

Mais il y avait un indice: chaque lipotype s’est avéré correspondre à des sous-populations transcriptionnelles spécifiques in vitro et à des fibroblastes provenant de différentes couches de la peau in vivo.

La question était de savoir quels marqueurs nous pouvions utiliser pour identifier les différents lipotypes. Compte tenu de leur corrélation avec les groupes transcriptionnels des fibroblastes, les chercheuses et chercheurs ont entrepris d’isoler les voies métaboliques qui pourraient expliquer ce lien.

«Cette étude soulève de nouvelles questions sur le rôle des lipides dans les décisions relatives au devenir des cellules et ajoute une nouvelle composante de régulation à l’auto-organisation des systèmes multicellulaires.»      Les auteurs de l'étude

Ils ont découvert que les principaux marqueurs des différents états de composition lipidique sont une famille de molécules de graisse appelées «sphingolipides». Nommés d’après le mythique sphinx, les sphingolipides participent à la communication entre les cellules et protègent la surface externe de la cellule en formant des barrières sur sa membrane.

C’est à ce moment-là que les chercheuses et chercheurs ont fait une découverte capitale: les différents lipotypes influencent les réponses des cellules aux stimuli externes de leur microenvironnement qui les «poussent» vers différents destins cellulaires, même si les deux cellules d’origine étaient identiques. En fait, ils ont découvert qu’il est possible de reprogrammer complètement le destin d’une cellule en manipulant simplement sa composition en sphingolipides.

Dans la dernière partie de l’étude, l’équipe a découvert que la composition lipidique et les voies de signalisation sont câblées dans des circuits autonomes, et que ce sont ces circuits qui expliquent les différences entre le métabolisme et la transcription des gènes parmi les fibroblastes.

La molécule clé ici est le facteur de croissance des fibroblastes, ou FGF2, une protéine de signalisation qui intervient dans de nombreux processus, tels que le développement embryonnaire, la croissance cellulaire, la morphogenèse, la réparation des tissus, et même la croissance et l’invasion des tumeurs. Dans le cadre de cette étude, on a découvert que les sphingolipides régulent la signalisation du FGF2 en utilisant deux types différents de sphingolipides comme régulateurs positifs et négatifs.

«Nous avons découvert une relation inattendue entre les lipidomes et les transcriptomes dans les cellules individuelles», écrivent les auteurs, en faisant référence au profil complet de production de lipides d’une cellule. «Le remodelage du lipidome pourrait jouer un rôle précoce dans l’établissement de l’identité cellulaire, et le suivi des trajectoires métaboliques lipidiques des cellules individuelles pourrait nous renseigner sur les mécanismes clés de la décision du destin cellulaire. Ainsi, cette étude soulève de nouvelles questions sur le rôle des lipides dans les décisions relatives au devenir des cellules et ajoute une nouvelle composante de régulation à l’auto-organisation des systèmes multicellulaires.»

Plus d'informations

Autres contributeurs

  • Université de Lausanne
  • Institut Suisse de Recherche Expérimentale sur le Cancer (ISREC) de l’EPFL
  • Conseil national de la recherche (Italie)
  • Université Justus-Liebig de Giessen
  • Université de Maastricht
  • Université de Wollongong
  • Bioimaging and Optics Platform (BIOP) de l’EPFL
  • Université de Münster
  • Centre Hospitalier Universitaire Vaudois (CHUV)
  • Centre suisse du cancer - Arc lémanique
  • Institut Ludwig pour la recherche sur le cancer
  • Massachusetts General Hospital

Financement

  • Swiss National Science Foundation (SNSF)
  • EPFL School of Life Sciences
  • Swiss Cancer League
  • EPFL institutional fund
  • Kristian Gerhard Jebsen Foundation
  • National Institutes of Health (NIH)
  • Horizon 2020

Références

Laura Capolupo, Irina Khven, Alex R. Lederer, Luigi Mazzeo, Galina Glousker, Sylvia Ho, Francesco Russo, Jonathan Paz Montoya, Dhaka R. Bhandari, Andrew P. Bowman, Shane R. Ellis, Romain Guiet, Olivier Burri, Johanna Detzner, Johannes Muthing, Krisztian Homicsko, François Kuonen, Michel Gilliet, Bernhard Spengler, Ron M.A. Heeren G. Paolo Dotto Gioele La Manno, Giovanni D’Angelo, Sphingolipids Control Dermal Fibroblast Heterogeneity, Science 14 April 2022