Une force magique qui fait grand effet

Dans les accélérateurs, ce sont de puissants aimants qui dirigent les particules élémentaires et qui fournissent aux stations expérimentales le rayonnement nécessaire pour scruter en profondeur l’intérieur des matériaux. Ces connaissances permettent aux scientifiques du PSI de développer de nouvelles applications dans le domaine technique et médical.
(Photo: Scanderbeg Sauer Photography)

Au milieu du grand hangar se dresse un cadre en métal de 50 centimètres, monté sur un bloc de béton. Ce cadre est le socle – aussi appelé «joug» – d’un nouvel aimant, plus précisément d’un prototype actuellement assemblé au PSI. «Nous remplissons le joug avec de petits blocs d’aimants permanents, mais nous devons être très prudents, explique Stéphane Sanfilippo, responsable de la section Aimants au PSI. Les forces qui agissent ici sont énormes. On peut facilement se briser la main.» La force avec laquelle deux de ces petits aimants adhèrent l’un à l’autre correspond à un poids de 180 kilogrammes. Les blocs, faits d’un alliage de néodyme, de fer et de bore, sont partie intégrante d’un design que des spécialistes du PSI ont développé par ordinateur. Presque mille aimants, dont les aimants permanents, sont en train d’être construits pour l’upgrade de la Source de Lumière Suisse SLS. L’accélérateur de particules, qu’abrite le grand bâtiment en forme d’OVNI à Villigen depuis 2001, est en cours de rénovation. Dès 2025, cette grande installation de recherche rebaptisée SLS 2.0 fournira une lumière de type rayons X d’une qualité encore supérieure. A la fin de l’année dernière, le Conseil fédéral a donné son feu vert pour le financement de ce projet à hauteur de 99 millions de francs. Cette mise à jour doit permettre de traiter mieux et, surtout, plus rapidement de nouvelles questions, par exemple dans le domaine de la recherche sur les biomolécules ou encore en sciences des matériaux.

De puissants aimants se trouvent dans tous les accélérateurs du PSI: l’accélérateur de protons HIPA, le plus puissant du genre au monde, qui alimente en protons certaines grandes installations de recherche – la source suisse de neutrons de spallation SINQ, la source suisse de muons SμS et l’Infrastructure suisse pour la physique des particules CHRISP; le laser suisse à rayons X à électrons libres SwissFEL; le cyclotron COMET pour la protonthérapie ou encore la SLS. Dans les accélérateurs, ce sont normalement des électroaimants qui dirigent les particules sur leur trajectoire. Ces derniers sont composés d’une bobine de fil de cuivre enroulé. Lorsque le courant passe à travers la bobine, un champ magnétique se forme. L’avantage des électroaimants est le suivant: contrairement aux aimants permanents, ils peuvent être activés et désactivés, et il est possible de régler l’intensité de leur champ au moyen du flux du courant. Certains aimants destinés à la SLS 2.0 resteront des électroaimants, comme dans l’engin d’origine. «Mais c’est la première fois que nous construisons des aimants permanents pour un grand accélérateur du PSI, précise Stéphane Sanfilippo. Par ce biais, nous pouvons économiser de la place.» En effet, contrairement aux électroaimants, les aimants permanents n’ont besoin ni de raccordement électrique ni d’eau de refroidissement, ce qui permettra de réduire massivement la consommation d’électricité pour l’alimentation des aimants de la SLS 2.0 en comparaison de la SLS. Grâce aux aimants permanents, on économise environ 10 000 kilowattheures par journée d’exploitation, soit 1000 francs de frais d’électricité. Autrement dit, en exploitation, la SLS 2.0 sera «plus verte».

Développer, construire et tester

Dans la partie arrière du hangar, l’équipe de Stéphane Sanfilippo développe un troisième type d’aimants qui permet de générer des champs particulièrement in- tenses. Le matériau utilisé ici est supraconducteur. Il conduit le courant sans perte, mais doit être maintenu à des températures extrêmement basses. Des aimants supraconducteurs compacts seront utilisés à la SLS 2.0, mais aussi dans l’étude de concept sur le futur collisionneur circulaire (étude FCC) au CERN, le centre européen pour la recherche nucléaire, situé dans la région genevoise. Le PSI contribue au développement de la technologie dans le cadre du réseau de recherche suisse CHART (Swiss Accelerator Research and Technology). «Nous construisons ici l’infrastructure et le savoir nécessaires au développement d’aimants supraconducteurs pour les accélérateurs, souligne Stéphane Sanfilippo. Pour ce faire, nous exploitons les synergies entre les projets du PSI et du CERN.»

De l’autre côté, séparée du reste du hangar, se trouve une salle qui abrite des installations très diverses et d’allure exotique au premier abord. Un panneau met en garde les porteurs de stimulateur cardiaque contre de puissants champs magnétiques. «Dans ce zoo d’instruments de mesure, nous testons les électroaimants que nous avons produits nousmêmes et ceux qui nous ont été livrés par des entreprises », explique Stéphane Sanfilippo. Ce n’est que si les aimants remplissent véritablement les spécifications que les techniciens les intégreront à la SLS 2.0.

Dans l’accélérateur rénové, les nombreux aimants compacts dirigeront les électrons sur une trajectoire circulaire optimisée, avec des arrondis plus doux qu’auparavant. Cela permettra d’améliorer de plusieurs ordres de grandeur la qualité des rayons X qui seront produits chaque fois que les électrons changeront de direction. Valerio Scagnoli s’en réjouit déjà. Ce scientifique expérimenté fait partie d’une équipe qui utilise la SLS pour visualiser des configurations magnétiques en 3D avec une précision spatiale inégalée.

«Aujourd’hui, pour une expérience, nous avons besoin d’un ou deux jours, dit-il. A l’avenir, ce sera de dix à cent fois plus rapide. Et grâce à l’upgrade, la résolution spatiale des images va radicalement augmenter.»

Une boussole qui indique l’ouest

Valerio Scagnoli est membre du groupe de recherche Systèmes mésoscopiques, un laboratoire commun du PSI et de l’ETH Zurich, placé sous la houlette de Laura Heyderman. Par «mésoscopique», les spécialistes entendent la fourchette de dimensions entre le millionième de millimètre (nanomètre) et le millième de millimètre (micromètre). A l’aide de la SLS, les scientifiques du groupe de Laura Heyderman ont découvert une interaction magnétique particulière au niveau des structures nanoscopiques composées de quelques couches d’atomes.

«Les forces qui agissent ici sont énormes. On peut facilement se briser la main.»      Stéphane Sanfilippo, responsable de la section Aimants

En principe, les aimants se caractérisent par le fait qu’ils ont un pôle nord et un pôle sud. Lorsqu’on maintient deux aimants proches l’un de l’autre, les pôles opposés s’attirent et les pôles similaires se repoussent. C’est pourquoi, dans le champ magnétique terrestre, les aiguilles magnétiques des boussoles indiquent les points cardinaux nord et sud, ce qui permet de déduire l’est et l’ouest. Dans notre univers quotidien, tel que nous le percevons par le biais de nos sens, cette règle est correcte. Toutefois, si l’on quitte le monde macroscopique pour plonger dans les profondeurs de dimensions beaucoup plus petites, les choses changent.

Là, les atomes agissent comme de minuscules aiguilles de boussole et déploient leur effet sur des distances, extrêmement courtes, de quelques millionièmes de millimètre. C’est pourquoi les scientifiques parlent aussi de «nanoaimants». Le phénomène que les scientifiques du PSI ont réussi à observer est fondé sur une interaction que les physiciens Igor Dzyaloshinskii et Toru Mariya avaient prédite il y a plus de soixante ans. Dans ce cadre, les aiguilles des atomes n’indiquent pas seulement la direction nord-sud, mais aussi est-ouest. La direction pointée dépend de l’orientation des atomes voisins. Si, par exemple, un groupe d’atomes indique le nord, le groupe voisin indique toujours l’ouest. Si un groupe d’atomes indique le sud, le groupe d’atomes voisin indique l’est.

Ces orientations peuvent être inversées par le biais de champs magnétiques et de courants électriques, c’est-à-dire du nord vers le sud et inversement. Les groupes d’atomes voisins se réorientent alors en conséquence, soit de l’ouest vers l’est, soit inversement. Ce qui est inhabituel en l’occurrence, c’est le fait que cette interaction s’exerce latéralement, autrement dit dans un seul plan. Jusque-là, en effet, des couplages comparables entre nanoaimants n’ont pu être observés qu’à la verticale, c’est-à-dire dans des groupes d’atomes superposés. Le phénomène qui vient d’être découvert pourrait permettre de construire de nouvelles mémoires et de nouveaux commutateurs informatiques, plus efficaces, ce qui améliorerait la performance des microprocesseurs.

Microrobots intelligents

Toujours dans le groupe de Laura Heyderman, des chercheuses et chercheurs ont développé de minuscules systèmes magnétiques dotés de propriétés novatrices. «Dans le futur, des microrobots intelligents pourraient naviguer dans les vaisseaux sanguins du corps humain et y accomplir certaines tâches biomédicales», relève Jizhai Cui, un chercheur qui a travaillé pendant quatre ans comme postdoc dans le groupe de Laura Heyderman et qui monte, en ce moment, son propre groupe de recherche à l’Université Fudan de Shanghai. Ces minuscules machines pourraient par exemple éliminer des cellules cancéreuses de manière ciblée.

Les scientifiques du PSI ont déjà démontré comment le principe pourrait fonctionner avec un robot de quelques micromètres en forme d’oiseau, capable de battre des ailes, de fléchir le cou et de glisser sur le côté. Ils avaient placé de minuscules aimants de cobalt sur de fines couches de nitrure de sodium. «Lorsqu’on équipe un robot de nanoaimants, ces derniers peuvent réagir comme une boussole à des champs magnétiques appliqués de l’extérieur, explique Jizhai Cui. Les microrobots peuvent ainsi se mouvoir vers l’avant, comme s’ils étaient actionnés par un moteur, lorsque le champ magnétique tourne autour d’un axe.» Il s’agit maintenant de rendre ces microrobots biodégradables au cours d’une prochaine étape. «Je me réjouis beaucoup d’une collaboration entre l’Université Fudan et le PSI», poursuit le chercheur.

En coopération avec l’ETH Zurich, les scientifiques du PSI ont développé un autre matériau doté d’une propriété étonnante: la mémoire de forme. Lorsqu’on contraint ce matériau composite dans une forme donnée et qu’on l’expose ensuite à un champ magnétique, il conserve cette forme. C’est seulement si l’on ôte le champ magnétique qu’il retrouve sa forme d’origine. Jusqu’ici, les matériaux comparables étaient composés d’un polymère avec des particules métalliques intégrées. À la place, les scientifiques du PSI et de l’ETH Zurich ont inséré des particules magnétiques dans le polymère à l’aide de gouttelettes composées d’eau et de glycérine. Ce faisant, ils ont produit une dispersion semblable à celle du lait. Les gouttelettes de liquide qui renferment les particules magnétiques se répartissent dans le nouveau matériau avec la même finesse. «Comme la phase magnétiquement sensible dispersée dans le polymère est un liquide, les forces produites lors de l’application du champ magnétique sont nettement plus importantes que ce que l’on connaissait jusqu’ici», explique Laura Heyderman. Lorsqu’un champ magnétique agit sur le matériau composite, ce dernier se rigidifie.

D’innombrables applications dans les domaines de la médecine, de la navigation spatiale, de l’électronique ou encore de la robotique sont envisageables pour les matériaux à mémoire de forme. Des cathéters insérés par voie sanguine dans l’organisme, lors d’interventions chirurgicales mini-invasives, pourraient ainsi modifier leur raideur, ce qui offrirait un avantage: ils ne se rigidifieraient qu’au moment nécessaire et provoqueraient donc moins d’effets indésirables du type «thromboses» lors de leur passage dans un vaisseau sanguin. Dans le domaine de la navigation spatiale, on a besoin de matériaux à mémoire de forme pour une espèce de pneu destiné aux véhicules d’exploration, qui soit capable de se gonfler et de se replier de manière autonome. Dans le domaine de l’électronique, les matériaux fonctionnels souples servent de fils électriques ou de lignes de données flexibles, par exemple dans ce qu’on appelle les «wearables», autrement dit des appareils que l’on porte dans les vêtements ou à même le corps. La mémoire de forme ouvre aussi de nouvelles possibilités dans le domaine de la robotique: par exemple, avec des matériaux capables d’exécuter des mouvements mécaniques sans moteur.

Colosses de 250 tonnes

Au PSI, dans le domaine du magnétisme, les sauts entre les différentes dimensions sont énormes et vont de l’infiniment petit au gigantesque. Pour s’en rendre compte, il suffit de pénétrer dans le complexe de bâtiments situé juste à côté du hangar où l’équipe emmenée par Stéphane Sanfilippo développe les nouveaux aimants pour l’upgrade de la SLS. C’est là que se trouve la plus ancienne installation de recherche du PSI encore en service: l’accélérateur de protons à haute intensité HIPA. Ses huit gigantesques aimants électroniques turquoise, qui datent de 1974, pèsent 250 tonnes chacun. «L’entretien de ces aimants et d’autres semblables qui se trouvent dans les accélérateurs et les laboratoires du PSI est l’une des tâches qui nous incombent, souligne Stéphane Sanfilippo. Notre objectif est de faire en sorte que les arrêts restent aussi brefs que possible.»

Découper les aciers électriques de manière optimale

A la source de neutrons à spallation SINQ, les protons accélérés par HIPA percutent un bloc de plomb et cette collision arrache des neutrons aux noyaux atomiques. «Les neutrons peuvent facilement pénétrer dans la matière et, de ce fait, ils sont idéaux pour scruter l’intérieur des matériaux, explique Markus Strobl, responsable du groupe Matériaux appliqués au PSI et professeur à l’Université de Copenhague. Et bien que les neutrons soient électriquement neutres, ils possèdent un moment magnétique et interagissent avec les champs magnétiques.» Il est ainsi possible de visualiser, dans un matériau, les domaines où la magnétisation se fait dans une direction uniforme: par exemple dans ce qu’on appelle les «aciers électriques», qui sont utilisés pour des moteurs électriques, des générateurs et des transformateurs. Ces produits représentent une importante part de marché.

«Le matériau avec lequel je travaille est très spécial. »      Marisa Medarde, responsable du groupe de recherche Propriétés physiques des matériaux

«Le design des domaines magnétiques dans ces aciers est important pour l’efficacité des machines», souligne Markus Strobl. Or, des visualisations de l’intérieur des matériaux ont montré que la découpe des aciers électriques influençait de manière négative leurs propriétés magnétiques au niveau des bords. «Sur mandat d’une entreprise autrichienne, nous avons étudié comment améliorer la technique de découpe et éviter ainsi des pertes d’énergie», raconte Markus Strobl. Les études sur les aciers électriques doivent maintenant se poursuivre en collaboration avec le Fraunhofer-Institut d’Allemagne.

De petites spirales au grand potentiel

Les visualisations de Markus Strobl et de son groupe ont une résolution qui va du millième de millimètre au centimètre. L’échelle de longueur, à laquelle s’intéresse Marisa Medarde, relève quant à elle du millionième de millimètre, soit la taille des atomes. «Le matériau avec lequel je travaille est très spécial», explique cette chercheuse, responsable du groupe Propriétés physiques des matériaux. Il contient de minuscules aimants qui s’ordonnent en spirales. Les neutrons de la SINQ permettent de mettre en évidence ces spirales. Les scientifiques supposent que cela s’accompagne d’une propriété particulièrement désirable: la magnétisation du matériau peut être contrôlée au moyen d’un champ électrique, ce qui est beaucoup plus simple et moins énergivore que le recours à un champ magnétique.

Ces matériaux sont donc considérés comme de bons candidats pour les futures mémoires informatiques. Celui de Marisa Medarde, dont la formule chimique est YBaCuFeO5, est particulièrement prometteur. Car, jusque-là, ces spirales magnétiques avaient été mises en évidence uniquement à des températures extrêmement basses. «Or, nos spirales existent à température ambiante, rappelle la chercheuse. Par ailleurs, on peut les modifier relativement facilement, ce qui est complètement inattendu.» Son astuce consiste à chauffer d’abord le matériau à plus de 1000 °C, avant de le plonger directement dans l’azote liquide à – 200 °C. L’objectif de Marisa Medarde et de son équipe est de montrer lors d’une prochaine étape que ce matériau présente bel et bien les propriétés espérées. L’utilisation de ce genre de matériaux devrait permettre l’avènement d’ordinateurs plus économes en énergie.

La force presque magique du magnétisme relie ainsi de très nombreux travaux de recherche au PSI. Peu importe que ceux-ci soient consacrés aux structures logées dans les ordinateurs, aux matériaux innovants destinés aux domaines médical et technique ou encore aux immenses installations qui accélèrent de minuscules particules.

Texte: Barbara Vonarburg