Le microscope à neutrons le plus précis du monde

Des scientifiques de l’Institut Paul Scherrer PSI à Villigen ont livré un composant essentiel pour le réflectomètre ESTIA de la Source de spallation européenne ESS à Lund en Suède. Pleinement opérationnelle dès 2026, l’ESS sera la source de neutrons la plus puissante du monde. La Suisse apporte une contribution importante au projet. Grâce aux instruments de l’ESS, des scientifiques du monde entier analyseront des processus et des structures à l’échelle de l’atome et feront progresser la recherche sur les matériaux.
Un projet d'une telle envergure nécessite de nombreuses personnes, notamment (de gauche à droite): Marc Janoschek, Alessandra Luchini, Artur Glavic, André Schwarb, Zeljka Budrovic, Peter Heimgartner, Achim Ammon, Thomas Mühlebach, Roman Kaminski, Sven Schütz, Harald Siebold. (Photo: Institut Paul Scherrer/Mahir Dzambegovic)

La Source de spallation européenne ESS est une source de neutrons exceptionnelle. Elle fournit bien plus de neutrons que les autres sources de neutrons et ouvre ainsi de nouvelles possibilités à la recherche. Parmi les quinze instruments qui seront exploités au total, l’un prend progressivement forme: le réflectomètre ESTIA. Les réflectomètres mesurent les réflexions ou les angles de réflexion de neutrons sur des interfaces et des surfaces afin de tester leurs propriétés de manière non destructive. La construction et l’exploitation d’ESTIA sont entièrement entre les mains du PSI. Pour ce faire, la première partie d’un important composant a été livrée: le dispositif optique Selene qui permet d’avoir une vision particulièrement précise des échantillons de matériaux.

Les sources de neutrons sont de grandes installations de recherche. Elles fournissent d’intenses flux neutroniques que l’on peut utiliser avec divers instruments afin d’analyser et de comprendre, sans les endommager, des processus et des structures à l’échelle nanométrique. Il est ainsi possible d’examiner en détail des composants métalliques ou des artefacts archéologiques, d’analyser des processus moléculaires ou la structure électronique et la dynamique de nouveaux supraconducteurs ou encore de percer des mystères non résolus de la physique des particules élémentaires. Plus la brillance du faisceau est grande, plus on peut mettre en lumière de petits échantillons et plus les connaissances sur ce qui se passe à l’intérieur de ces derniers sont détaillées.

L’ESS produit ses neutrons par l’intermédiaire de ce qu’on appelle la spallation: des protons sont utilisés pour bombarder du tungstène, dont ils font éclater les noyaux atomiques, libérant ainsi des neutrons. L’avantage, c’est qu’il n’est pas nécessaire d’avoir recours à un réacteur nucléaire. «Contrairement au procédé classique de production des neutrons datant des années 50, la spallation peut encore être développée, fait valoir Marc Janoschek, chef du laboratoire Instrumentation neutronique et muonique du PSI et responsable du projet. Elle induit une plus grande brillance du faisceau de neutrons et les sources de spallation peuvent de plus être exploitées de manière pulsée. Ensemble, ces deux éléments permettent des flux de neutrons plus élevés avec une meilleure résolution spatiale et temporelle et donc des mesures plus rapides et précises.»

Un grand projet multinational

Treize pays au total participent au projet de l’ESS. Chacun apporte ses compétences spécifiques. Celles de la Suisse sont particulièrement larges. Le PSI exploite en effet sur son campus l’installation SINQ, l’unique source au monde de neutrons à spallation fonctionnant en continu, et a donc une grande expérience dans ce domaine. Toutes les autres sources de neutrons exploitées actuellement travaillent avec des impulsions neutroniques. A côté d’ESTIA, le PSI collabore avec les instituts d’autres pays à la mise en place de quatre autres instruments de l’ESS: le spectromètre BIFROST, le diffractomètre hybride HEIMDAL, l’instrument d’imagerie ODIN, le diffractomètre de monocristal MAGIC. Au total, le PSI construit des équipements pour une somme de 35 millions d’euros.

Pour le développement d’ESTIA, les chercheurs et chercheuses ainsi que les ingénieurs et ingénieures du PSI sont très bien armés car ils disposent déjà en Suisse d’un instrument similaire, le réflectomètre AMOR. Les réflectomètres projettent le faisceau de neutrons de manière ciblée sur les interfaces et les surfaces de deux ou plusieurs matériaux. Les neutrons pénètrent dans les matériaux et sont diffusés par leurs structures. Cette diffusion est captée par des détecteurs, les angles de réflexion sont calculés et évalués. Ils donnent des informations sur la composition des atomes diffusants et sur la position qu’ils ont les uns par rapport aux autres. Comme les neutrons interagissent avec les noyaux des atomes et pas, comme les rayons X par exemple, avec les électrons de l’enveloppe atomique, même des isotopes d’un matériau, qui entrent dans un autre, peuvent être localisés et identifiés précisément à l’échelle du nanomètre. Des irrégularités dans un matériau ou une interface peuvent ainsi être constatées de façon très exacte.

Les interfaces ont une importance centrale pour la compréhension de nombreux matériaux et de leur comportement. La diffusion des ions de lithium au niveau des interfaces est ainsi essentielle pour la performance des batteries. Il en va de même aux interfaces des matériaux des supraconducteurs et les propriétés magnétiques des interfaces jouent aussi un rôle important dans les capteurs et les mémoires magnétiques. Des phénomènes passionnants que l’on ne connaissait pas du tout jusqu’ici sont révélés au niveau de la recherche fondamentale déjà, relève Alessandra Luchini, scientifique responsable d’ESTIA. «Deux matériaux non magnétiques deviennent par exemple tout à coup magnétiques à leur limite ou la température supraconductrice d’un supraconducteur augmente, sur un substrat déterminé, de 10 à 100 kelvins», note-t-elle. Cela montre que la recherche sur des interfaces magnétiques et structurelles est aussi importante pour de futures applications. ESTIA crée les bases pour étudier ces effets à une échelle réaliste, c’est-à-dire avec des tailles d’échantillons conformes aux matériaux lorsqu’ils sont effectivement utilisés.

Swiss precision

Précision suisse

Le réflectomètre AMOR du PSI à Villigen est particulièrement précis: il dispose d’un système optique appelé Selene. «Nous atteignons ainsi des intensité de faisceau qui sont trente fois supérieures à celles d’autres réflectomètres, indique Sven Schütz, ingénieur responsable d’ESTIA. Et si nous employons maintenant cette technologie avec ESTIA à Lund, nous pourrons encore continuer à les augmenter.»

Le système optique Selene, qui forme un élément de guidage de 24 mètres de long pour l’installation ESTIA longue de 39 mètres au total, permet concrètement de focaliser plus fortement le flux de neutrons sur un échantillon. Jusqu’ici, c’était là le désavantage par rapport aux microscopes à rayons X.  Grâce aux sources de rayonnement synchrotron modernes, des échantillons à l’échelle du nanomètre peuvent être analysés, car leur rayonnement électromagnétique, qui est produit par des électrons dans de forts champs magnétiques, est automatiquement brillant. Les faisceaux de neutrons doivent en revanche d’abord être fortement focalisés pour pouvoir étudier de petits échantillons. «Avec AMOR, nous utilisons en lieu et place des miroirs à neutrons elliptiques de 18 mètres de long constitués de substrats de verre hautement poli sur lesquels sont appliquées par vaporisation des couches métalliques qui réfléchissent les neutrons», explique Artur Glavic, manager du projet PSI-ESS. Le faisceau peut ainsi être guidé comme avec une lentille et on peut examiner des échantillons de seulement un millimètre carré. Sans le dispositif optique Selene, seuls des objets à l’échelle du centimètre étaient étudiés. Pour des puces informatiques qui sont toujours plus petites, cela suffit de moins en moins pour obtenir des informations utiles.

Deux poids lourds en provenance de Suisse sont maintenant arrivés à l’ESS à Lund. Ils contenaient la première moitié du support du dispositif optique Selene. La deuxième suivra entre mars et mai 2022. Sven Schütz et Alessandra Luchini s’occupent sur place du montage. Le dispositif est équipé de robots de mesure et de réglage, ce qui fait qu’il peut être piloté à l’intérieur du bouclier de sécurité. L’installation est en effet placée sous vide et le faisceau de neutrons est trop fort pour des interventions directes. Le système optique est censé être totalement intégré à la fin 2022. Et en 2024, ESTIA sera l’un des premiers instruments de l’ESS à être opérationnel.

Travail de précision malgré la pandémie

L’installation anticipée de l’instrument est aussi utile à sa précision. L’ESS est posée sur un un socle complexe de colonnes de béton qui ne prend son assise qu’avec le temps. Si le support du système Selene est installé assez tôt, il se mettra en place quasiment en même temps et sa précision sera d’autant plus grande. «Le fait d’avoir pu livrer les premiers éléments à temps est une prouesse logistique qui a notamment été accomplie par Artur Glavic, Alessandra Luchini et Sven Schütz», souligne Marc Janoschek.

L’effort est toutefois payant. ESTIA en particulier et l’ESS en général vont aussi faire progresser la recherche suisse. C’est pourquoi le Secrétariat d’Etat à la formation, à la recherche et à l’innovation participe à raison de 64,5 millions d’euros, soit 3,5 %, aux coûts de construction de l’ESS, qui se montent à plus de 1,8 milliard d’euros. L’exploitation coûtera par ailleurs quelque 800 millions d’euros d’ici 2026, puis la pleine exploitation quelque 140 millions d’euros par an. La Suisse y participera aussi à hauteur de près de 4 %. «Il ne s’agit pas seulement de contribuer avec notre savoir-faire à rendre l’exploitation d’une installation aussi complexe possible, argue Marc Janoschek. La Suisse veut évidemment également permettre à ces meilleurs cerveaux d’avoir accès à cette grande installation de recherche unique au monde, afin de pouvoir continuer à mener une recherche de pointe au niveau international.»