La danse du positionnement des organes: un tango à trois protéines

Des chercheuses et chercheurs de l’EPFL mettent au jour un réseau protéique complexe qui contrôle le développement asymétrique des organes dans l’embryon, permettant ainsi de mieux comprendre les maladies génétiques et la biologie fondamentale.
iStock photos

Afin de surveiller leur environnement, les cellules utilisent des cils, c’est-à-dire des structures en forme d’antennes, capables de détecter divers stimuli, y compris la circulation des fluides à l’extérieur de la cellule. Les défauts génétiques à l’origine d’un dysfonctionnement des cils et de la perte de leurs capacités sensorielles peuvent provoquer des maladies appelées « ciliopathies », notamment la polykystose rénale. Ils peuvent également perturber le positionnement asymétrique correct des organes internes au cours du développement embryonnaire, ce que l’on appelle la « latéralité des organes ».

Le cœur, qui est normalement situé du côté gauche, est un exemple de cette asymétrie. Le positionnement correct de ses vaisseaux sanguins dans une disposition asymétrique gauche-droite est essentiel pour un apport efficace en oxygène dans tout le corps. « Il est donc important de comprendre les mécanismes moléculaires qui arbitrent les fonctions sensorielles des cils pour réguler la latéralité des organes », déclare le professeur Daniel Constam de la Faculté des sciences de la vie de l’EPFL (Institut Suisse de Recherche Expérimentale sur le Cancer).

Dans une récente étude, des chercheuses et chercheurs sous la houlette de Daniel Constam et du professeur Matteo Dal Peraro (Institut interfacultaire de Bioingénierie de l’EPFL) ont découvert que le facteur activé par les cils détecteurs de flux pour spécifier la latéralité des organes est étroitement régulé par deux autres protéines associées aux ciliopathies et dont les fonctions moléculaires étaient jusqu’alors méconnues. Cette étude est publiée dans PLoS Biology.

Le tango se danse à trois

On savait déjà que la stimulation des cils par le flux détermine l’asymétrie gauche-droite en activant une protéine appelée Bicaudal-C1 (BICC1). La protéine BICC1 se lie à des ARN messagers (ARNm) spécifiques à l’intérieur de la cellule pour accélérer leur dégradation, mais plus précisément sur le futur côté gauche du corps – comme un commutateur qui régule le type, la position et la quantité d’un tissu à « fabriquer » à cet endroit précis. En revanche, on ignorait la manière dont cette activité de liaison à des ARNm est elle-même régulée.

Dans cette nouvelle étude, les chercheuses et chercheurs ont découvert que la liaison de la protéine BICC1 à des ARNm est régulée conjointement par deux autres protéines, ANKS3 et ANKS6, dans un réseau protéique complexe : « Nous nous sommes penchés sur les protéines ANKS3 et ANKS6 car leur implication dans la régulation de la latéralité des organes a récemment été rapportée, affirme Daniel Constam. La protéine ANKS6 est également mutée dans un sous-groupe de patientes et patients atteints de néphronophtise. Mais le fonctionnement des protéines ANKS3 et ANKS6 au niveau moléculaire n’avait pas encore été identifié. »

Les scientifiques ont découvert que le réseau formé par ANKS3 et ANKS6 avec BICC1 implique de multiples sites de contact dans une danse moléculaire élégante : la protéine ANKS3 est en concurrence avec les ARNm pour la liaison à la protéine BICC1, mais elle est à son tour modulée par la protéine ANKS6 pour contrôler son interaction avec la protéine BICC1. Ces changements structuraux du complexe ANKS3-BICC1, induits par la protéine ANKS6, déterminent si la protéine BICC1 peut accéder ou non à des ARNm spécifiques.

Les trois protéines BICC1, ANKS3 et ANKS6 interagissent pour lier et réguler des ARNm dans le développement asymétrique des organes. Crédit : Benjamin Rothé et Zhidian Zhang (EPFL)

Les trois protéines BICC1, ANKS3 et ANKS6 interagissent pour lier et réguler des ARNm dans le développement asymétrique des organes. Crédit : Benjamin Rothé et Zhidian Zhang (EPFL).

Biologie fondamentale et traitements potentiels des maladies génétiques

« Les réseaux d’interactions multivalentes entre protéines et ARN sont généralement régis par des régions désordonnées dans les protéines », explique Daniel Constam. En revanche, nous avons constaté que le réseau BICC1 est géré par des surfaces spécifiques de domaines protéiques bien structurés qui sont en concurrence ou qui coopèrent les uns avec les autres. Cette coopération entre les protéines ANKS3 et ANKS6 pour autoriser la liaison de la protéine BICC1 à des ARNm spécifiques représente un nouveau paradigme dans la régulation de l’expression génétique. »

L’étude permet non seulement de mieux comprendre le développement des organes, mais elle ouvre aussi de nouvelles voies de recherche importantes sur la manière dont ce commutateur sophistiqué peut être utilisé par les cils et par les traitements futurs des maladies génétiques où la détection de flux par les cils est inhibée.

« C’est vraiment dans les ciliopathies que nos résultats auront de l’importance, indique Daniel Constam. Les anomalies congénitales de latéralité des organes ne sont pas quelque chose que l’on tente de corriger de notre vivant, alors que le rétablissement des fonctions sensorielles des cils est une priorité absolue pour traiter des maladies chroniques dévastatrices telles que la polykystose rénale et la néphronophtise. »

Plus d'informations

Autres contributeurs

  • Centre RIKEN de recherche sur la dynamique des biosystèmes
  • Institut de Bio-ingénierie de l’EPFL
  • Centre national de neurologie et de psychiatrie (NCNP), Japon

Financement

  • Frontière humaine (HFSP)
  • Gebert Rüf Stiftung (subvention pour les maladies rares)
  • Plateforme de bioimagerie de l’EPFL
  • Plateforme d’expression génétique de l’EPFL

Références

Benjamin Rothé, Yayoi Ikawa, Zhidian Zhang, Takanobu A. Katoh, Eriko Kajikawa, Katsura Minegishi, Sai Xiaorei, Simon Fortier, Matteo Dal Peraro, Hiroshi Hamada, Daniel B. Constam, Bicc1 ribonucleoprotein complexes specifying organ laterality are licensed by ANKS6-induced structural remodeling of associated ANKS3, PLoS Biology 21 September 2023