Des médicaments qui rayonnent

A l’Institut Paul Scherrer PSI, on administre un traitement unique en Suisse à certains patients cancéreux. Bombarder les tumeurs de protons permet de les éliminer, et ce avec plus de précision qu’aucune autre forme d’irradiation.

La course contre la montre commence le lundi matin, dans la salle blanche du Centre des sciences radiopharmaceutiques (ZRW) au PSI. Des médecins de l’Hôpital cantonal de Baden, désireux d’examiner un patient atteint d’un cancer de la prostate, ont commandé un médicament radiopharmaceutique au PSI pour localiser les cellules tumorales présentes dans son organisme. Ce médicament est constitué de deux composants principaux: le premier, appelé «traceur», est une molécule capable de s’arrimer précisément à certaines structures cellulaires situées à la surface de la tumeur; le second est un radionucléide qui signale la position de la tumeur grâce à sa radioactivité. Les radionucléides sont des atomes instables qui émettent un rayonnement lors de leur désintégration. La demi-vie de ceux qui sont utilisés dans le domaine médical va de quelques minutes à une semaine. En raison de la radioactivité, leur fabrication est uniquement autorisée si certaines mesures de sécurité sont remplies, comme c’est le cas au PSI. Pour le diagnostic du cancer de la prostate, l’équipe en salle blanche produit le radiopharmaceutique 68Ga-PSMA-11. Les scientifiques disposent de deux jours de préparation, mais doivent se dépêcher le mercredi venu, jour de production: le radionucléide perdra la moitié de son rayonnement en soixante-huit minutes seulement.

10 heures. D’une simple pression sur un bouton, la synthèse de la substance active démarre dans ce qu’on appelle un «laboratoire chaud», à l’abri de parois de plomb. Un liquide translucide d’apparence insignifiante s’écoule de l’appareil de synthèse dans un récipient.

10 h 40. Ce liquide est transvasé dans un flacon en verre de la taille d’un pouce, puis enfermé dans un récipient résistant au rayonnement. 

11 heures. Le radiopharmaceutique est prêt à être acheminé par transport de marchandises dangereuses. Trente minutes plus tard, le récipient arrive à l’hôpital, où le patient attend déjà.

11 h 30. L’équipe du PSI contrôle la qualité et la pureté d’un échantillon du médicament radiopharmaceutique resté sur place et informe l’hôpital qu’il peut être utilisé.  

12 heures. Le personnel spécialisé prélève avec une seringue la dose adéquate de substance active, calculée pour le patient, et l’injecte dans ses veines. L’examen commence. 

Une fois dans la circulation sanguine, le radiopharmaceutique cherche sa cible dans l’organisme: les cellules cancéreuses. Celles-ci portent, à leur surface, des structures caractéristiques d’un certain type de cancer mais absentes des cellules saines. Le médicament, couplé au radionucléide, s’arrime à ces structures.

Le rayonnement radioactif du médicament permet de visualiser de minuscules métastases de la tumeur qui, sinon, resteraient invisibles. Des caméras spéciales sont utilisées à cet effet. Elles captent le rayonnement que la substance active émet depuis le corps du patient. Sur cette base, un ordinateur produit des images où la masse tumorale apparaît en couleur et de manière identifiable. Ce jour-là la substance active remplit bien sa mission, et les médecins de l’Hôpital cantonal de Baden savent à présent où se trouvent la tumeur et ses métastases dans le corps du patient. Ces informations sont utilisées pour développer un traitement adapté à l’état du patient.

Mais les substances rayonnantes font bien plus que détecter des cellules cancéreuses. «Les propriétés d’un radionucléide déterminent s’il peut être utilisé uniquement pour établir le diagnostic ou pour détruire des cellules cancéreuses de manière ciblée», explique Roger Schibli, directeur du ZRW, une institution commune au PSI, à l’ETH Zurich et à l’Hôpital universitaire de Zurich. Certains radionucléides, comme le lutécium-177, émettent aussi un rayonnement de particules destructeur (appelé «rayonnement bêta»), qui ne dépasse pas quelques millimètres et peut détruire directement des cellules cancéreuses, dès que le radiopharmaceutique s’arrime à elles.

Martin Béhé, chimiste, et son groupe de travail au ZRW ont utilisé la caractéristique particulière du rayonnement du lutécium-177 et couplé ce radionu-cléide à une molécule appelée «minigastrine», qui fait office de traceur. Cette molécule se lie de manière ciblée au récepteur de la cholécystokinine 2 (CCK2), que les cellules tumorales du cancer médullaire de la thyroïde portent à leur surface. Avec ce type de cancer de la thyroïde, particulièrement malin, le traitement à l’iode radioactif, établi pour les autres, n’est pas efficace. Le cancer forme très vite des métastases dans d’autres organes, et touche parfois des enfants et de jeunes adultes. «Jusque-là, si le cancer formait des métastases, toute guérison était impossible», souligne Martin Béhé, qui a donc cherché avec son équipe pendant plusieurs années une substance radioactive capable de localiser et de détruire les métastases. Beaucoup d’efforts ont été déployés pour identifier la substance active qui soit assimilée rapidement par l’organisme, qui se lie uniquement au récepteur CCK2 et qui soit rapidement évacuée des autres tissus pour ne pas endommager les cellules saines à cause de son rayonnement. Des exigences bien particulières qui ont compliqué cette quête. Le groupe de recherche n’a abouti qu’après avoir combiné la minigastrine (PSIG-2, un peptide) avec le lutécium-177, qui s’accumulait de manière ciblée dans les cellules du cancer médullaire de la thyroïde, ne restait pas dans les autres tissus et était rapidement éliminé par les reins, sans y causer de dégâts. Les principales conditions étaient ainsi réunies pour fabriquer de manière standardisée la substance active en salle blanche au PSI, conformément aux réglementations pharmaceutiques: cela forme la première étape pour l’utilisation contrôlée sur des patients dans le cadre d’une étude. En 2016, tout était prêt: les médecins de la Clinique de radiologie et médecine nucléaire de l’Hôpital universitaire de Bâle avaient reçu de Swissmedic, l’autorité suisse d’homologation et de surveillance des médicaments, l’autorisation d’utiliser, pour la première fois sur l’être humain, la substance active qui avait été brevetée entre-temps. «Lors de cette première étude, nous avons administré la substance active à six patients atteints d’un cancer médullaire de la thyroïde avancé», raconte Christof Rottenburger, spécialiste de médecine nucléaire à Bâle.

«Les propriétés d’un radionucléide déterminent s’il peut être utilisé uniquement pour établir le diagnostic ou pour détruire des cellules cancéreuses de manière ciblée»      Roger Schibli, directeur du Centre des sciences radiopharmaceutiques (ZRW)

Sur son site Internet, le PSI avait alors informé le public du développement de cette substance active et de l’obtention de l’autorisation pour son utilisation dans le cadre d’un essai clinique. Cet article a suscité l’intérêt de l’industrie pharmaceutique suisse. La société lausannoise Debiopharm a pris contact avec Martin Béhé au PSI. Les entrepreneurs ont écouté ses explications sur la composition et sur la fabrication de la substance active dans le laboratoire du PSI, posé des questions, examiné la documentation et scruté avec beaucoup d’attention les résultats du premier essai clinique. Et ils ont été convaincus: en décembre 2017, Debiopharm et le PSI signaient un contrat de licence qui autorisait l’entreprise à poursuivre le développement de la substance active du PSI en vue d’applications dans le traitement du cancer, jusqu’à ce qu’elle puisse être introduite sur le marché. En juillet 2018, le principe actif 177Lu-PSIG-2 est rebaptisé. Il porte désormais le nom de la société pharmaceutique lausannoise: Debio1124.

Entre-temps, à l’Hôpital universitaire de Bâle, la deuxième partie de l’essai clinique sur la substance active du PSI a commencé. «Cette étude est ce qu’on appelle une «étude d’escalade de dose», explique Christof Rottenburger. Nous administrons une dose de substance active, considérée comme sûre, à des patients atteints d’un cancer médullaire de la thyroïde et nous observons s’ils la supportent bien, sans effets secondaires majeurs sur d’autres organes. Dans ce cas, la dose de substance active peut être augmentée.» Cette méthode permet aux médecins de Bâle, avec le PSI, de s’approcher en tâtonnant de la dose de rayonnement supportable sans danger par les patients dans le cadre d’un traitement. Pour la durée de l’étude, le médicament radioactif continue d’être produit en salle blanche au PSI, à l’instar des autres radiopharmaceutiques que commandent les hôpitaux de la région. Au ZRW, les chercheurs travaillent déjà sur les prochaines substances prometteuses. 

Texte: Sabine Goldhahn

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