Treize mois en Arctique

Le 20 septembre 2019 un projet de recherche du PSI sur la chimie de l’atmosphère embarquera à bord du brise-glace Polarstern. Julia Schmale, chercheuse, évoque l’expédition et explique en quoi consistera sa participation.

Ce sera la plus grosse expédition polaire de l’Histoire: le 20 septembre, le brise-glace Polarstern quittera Tromsø, en Norvège, et mettre le cap sur le pôle Nord. Affrété par l’Institut Alfred Wegener (AWI), le navire passera 13 mois en Arctique. L’expédition est baptisée MOSAiC pour Multidisciplinary drifting Observatory for the Study of Arctic Climate. Un projet de l’Institut Paul Scherrer PSI est à bord pour étudier la chimie de l’atmosphère. Julia Schmale, chercheuse au PSI, évoque le lien entre cette expédition et ses recherches.

Julia Schmale, allez-vous monter à bord du Polarstern?

Fin septembre, je serai à Tromsø, d’où le navire lèvera l’ancre. Mon collègue Ivo Beck et moi-même, nous aménagerons alors à bord du Polarstern le container rouge rempli d’instruments qui nous servira de laboratoire. Nous devrons nous assurer que toutes les personnes responsables des expériences au cours de l’expédition seront capables d’utiliser l’ensemble des appareils. Je ne serai pas du voyage dès le début: je n’arriverai que plus tard. Aucun chercheur ne restera à bord pendant toute la durée de l’expédition, ni d’ailleurs aucun membre d’équipage. Treize mois sur un navire, ce serait beaucoup trop long 13. Autrement dit, de nouveaux chercheurs et membres d’équipage rejoindront régulièrement le Polarstern à bord d’autres brise-glaces à intervalle de quelques mois pour prendre la place de celles et ceux qui auront séjourné jusque-là sur le navire et qui repartiront alors pour la terre ferme. Je monterai donc à bord du Polarstern en février 2020 et j’y resterai jusqu’en avril.

Ce ne sera pas la première fois que vous participerez avec vos appareils de recherche à une grande expédition dans les régions polaires.

C’est exact. En 2016, j’avais embraqué à bord du navire de recherche Akademik Treshnikov pour une expédition de trois mois lors de laquelle nous avions fait le tour du continent Antarctique. Et à l’été 2018, j’étais à bord du brise-glace Oden ancré dans la région du pôle Nord. Lors de ces deux expéditions de recherche, nous avons accumulé une expérience aussi bien pratique par rapport à nos appareils de recherche, que scientifique sur les processus qui se jouent dans l’atmosphère polaire.

Cette nouvelle expédition sera-t-elle la suite des recherches que vous avez menées jusqu’ici?

Oui, en partie. Comme lors des deux expéditions précédentes, notre objectif est d’élucider la formation des nuages dans les régions polaires et l’impact qu’ont sur elle les modifications induites par le changement climatique d’origine anthropique. Les modifications qui interviennent au niveau des nuages influencent à leur tour le changement climatique, car les nuages peuvent réchauffer la Terre, mais aussi la refroidir suivant où ils se trouvent et à quel moment. Les nuages au-dessus de la banquise agissent plutôt comme une couverture chauffante. Surtout en hiver quand l’obscurité règne et que les nuages n’ont pas de rayons du soleil à bloquer. D’où notre objectif d’étudier dans quelle mesure les particules fines d’origine anthropique impactent la formation des nuages dans le Grand Nord.

Mais il y avait aussi des nuages avant l’avènement de l’ère industrielle.

Bien entendu, car il existe de nombreuses sources de particules: elles peuvent provenir de l’eau de l’océan et de la glace, par exemple. Concrètement, le nouvel objectif que nous visons maintenant avec l’expédition MOSAiC, c’est de comprendre la transformation que vit l’Arctique. Avec notre projet, nous voulons découvrir les modifications que subissent ces particules dans le cadre du changement climatique: s’il se dépose peut-être autour d’elles une mince couche supplémentaire qui modifie leur effet chimique. Et, deuxièmement, nous entendons examiner les particules fines d’origine anthropique présentes dans l’air arctique: nous serons les premiers à mesurer aussi loin au nord sur de longues périodes durant l’année quelles sont les concentrations de telles ou telles particules à tel ou tel moment.

Que sait-on déjà de l’atmosphère arctique et quelles sont les hypothèses que vous allez chercher à vérifier maintenant?

Notre hypothèse est que l’atmosphère arctique est plus polluée en hiver qu’en été. Nous savons en effet depuis longtemps qu’en hiver, l’air reste bloqué au-dessus de l’hémisphère nord comme une cloche à fromage qui peut s’étendre jusqu’aux latitudes de la Suisse. Les particules d’origine anthropique sont transportées sous cette cloche jusqu’au pôle Nord. Mais pour l’instant, nous connaissons à peine la chimie de l’atmosphère dans l’hiver arctique. Certes, nous faisons aussi des essais ici, au PSI, dans la chambre à smog du Laboratoire de chimie de l’atmosphère. Mais reproduire en laboratoire une atmosphère de moins 40°C de manière réaliste est tout sauf simple. Pour ce faire, il faudrait commencer par connaître la composition exacte de cette atmosphère et avoir mesuré sur place les gaz et les aérosols.

D’un point de vue très pratique, est-ce que l’expérience des dernières expéditions vous aide aujourd’hui lorsqu’il faut tout empaqueter?

Certainement. Pour être sûrs de ne rien oublier, nous avons de longues listes de contrôle pour l’ensemble des instruments. Comme ces derniers tourneront à plein régime pendant 13 mois et seront utilisés par différentes personnes qui assureront aussi leur maintenance, tout doit être documenté par écrit. Pendant une expédition aussi longue, il est certain que tout ne se passera pas toujours sans accroc. Les équipements doivent donc pouvoir être réparés et nous y sommes préparés. Hormis toutes les pièces de rechange qui entrent en ligne de compte, nous emportons aussi des serre-câbles, du ruban adhésif gaffer et des sangles dans le container qui nous sert de laboratoire: cela permet d’improviser si nécessaire lors d’une réparation.

Et vos propres bagages? Qu’arrivera-t-il si vous oubliez votre brosse à dents?

Pour moi, faire mes valises pour de longs séjours, même dans des régions reculées, ne représente pas un casse-tête, je suis désormais bien entraînée. Et si d’aventure quelqu’un devait oublier sa brosse à dents ou autre chose de ce genre, il y a un petit magasin à bord du Polarstern.

Vous êtes chercheuse, pas politicienne. Est-ce que vous remarquez que vos résultats de recherche influencent la formation de l’opinion dans les milieux politiques et au sein de la société?

Certainement. Actuellement, je travaille par exemple à l’élaboration de ce qu’on appelle le rapport de l’AMAP (pour Arctic Monitoring and Assessment Programme). Il y est question de ce qu’on appelle les facteurs de forçage du climat de courte durée – ou polluants climatiques de courte durée – en Arctique. Or les particules fines figurent au nombre de ces facteurs. Le prochain rapport de l’AMAP paraîtra en 2021.

Nous avons aussi à l’esprit le rapport du GIEC (Groupe d'experts intergouvernemental sur l’évolution du climat). Les résultats de recherche issus de l’expédition qui a fait le tour de l’Antarctique, par exemple, sont prêts à être intégrés à la prochaine édition du rapport du GIEC. Nous espérons que maintenant aussi, avec MOSAiC, nous pourrons produire des résultats susceptibles d’être pris en compte dans un futur rapport.

Les décideurs politiques reçoivent les informations dont ils ont besoin par le biais du rapport du GIEC et par l’entremise de l’AMAP. Mais pendant que les rapports sont élaborés, puis lus, les rouages de la science continuent de tourner.

Propos recueillis par: Institut Paul Scherrer /Laura Hennemann