Eaux souterraines suisses, comment allez-vous?

A l'occasion de la Journée mondiale de l’eau, nous en avons discuté avec l’hydrogéologue Christian Moeck, membre du groupe de recherche en hydrogéologie de l’Eawag qui s’intéresse aux défis les plus pressants auxquels sont confrontées les eaux souterraines, ainsi qu’aux moyens de protéger les ressources qu’elles représentent.
De manière générale, la Suisse dispose de suffisamment d’eau. Malgré tout, l’eau peut venir à manquer lors de longues périodes de sècheresse et a fortiori dans les petits bassins versants. (Photo: Pavel Klimenko, iStock)

Monsieur Moeck, le 22 mars était la Journée mondiale de l’eau avec comme thème cette année «Eaux souterraines: rendre visible l’invisible». Qu’est-ce que cela évoque à l’hydrogéologue et «chercheur en eaux souterraines» que vous êtes?

Il est bon que les Nations Unies replacent les eaux souterraines au cœur des préoccupations, car elles sont souvent oubliées par une large frange de la société et il existe une foule de fausses idées sur leur importance. Les eaux souterraines sont le grand élément «invisible» du cycle naturel de l’eau et, en tant que tel, leur importance est souvent sous-estimée. Pourtant, les eaux souterraines sont une ressource essentielle, car elles fournissent une grande part de notre eau potable et sont aussi importantes pour l’agriculture et l’industrie. Ce sont en outre des sources de chaleur géothermique et elles agissent en interaction avec les rivières et les écosystèmes aquatiques qui en font partie – pour ne citer que quelques exemples.

Quelle importance ont les eaux souterraines en Suisse?

En Suisse, les eaux souterraines, y compris l’eau de source, contribuent à 80 pour cent à l’approvisionnement en eau potable, elles sont donc notre principale ressource en eau potable. Le captage d’une quantité suffisante d’eau souterraine de qualité supérieure a longtemps été considéré comme une évidence. On peut aujourd’hui encore affirmer que la Suisse dispose globalement de suffisamment d’eau. Malgré tout, l’eau peut venir à manquer lors de longues périodes de sècheresse et a fortiori dans les petits bassins versants. Cela s’explique par les faibles précipitations (sècheresse météorologique) qui entraînent un déficit au niveau du renouvellement des eaux souterraines, ce qui à son tour provoque une baisse du niveau des nappes phréatiques et un écoulement déficitaire de celles-ci. Toutefois, un assèchement des eaux souterraines ne se développe que lentement à partir d’une sècheresse météorologique.

Et dans quel état sont nos eaux souterraines dans le pays?

Étant donné que les eaux souterraines séjournent souvent longtemps dans le sous-sol, les nappes phréatiques peuvent amortir les longues périodes de sècheresse, ce qui devient primordial avec le changement climatique. De plus, la température et d’autres paramètres, comme la conductivité électrique ou la valeur pH dans les eaux souterraines, ne connaissent que de faibles variations au cours de l’année. Les longues périodes de séjour permettent à l’eau de s’autonettoyer et d’éliminer les substances nocives grâce à des processus physiques, chimiques et biologiques dans le sous-sol. Ce sont deux facteurs importants pour la production d’eau potable.

Dans quelle mesure les eaux souterraines sont-elles sous pression en Suisse?

On s’attend à une modification des conditions de précipitation due au changement climatique. Il est probable que les précipitations moyennes auront tendance à diminuer en été en Suisse, et à augmenter en hiver. Les mois d’été étant aujourd’hui plus pluvieux que les mois d’hiver dans la plupart des régions du pays, cela implique également un ralentissement du cycle annuel des précipitations et du renouvellement des eaux souterraines. Des températures plus chaudes perturbent la fonte des neiges au printemps, ce qui modifie davantage l’équilibre hydrique. Les modifications des débits et des températures de l’eau dans les rivières peuvent avoir des effets complexes sur la qualité des eaux souterraines et influer sur nombre de leurs processus biologiques, chimiques et physiques. Afin de minimiser les possibles effets négatifs du changement climatique, il est nécessaire de déterminer les risques et les futurs conflits en lien avec l’utilisation des nappes phréatiques, et de développer de nouvelles stratégies d’adaptation et d’atténuation.

La qualité des eaux souterraines peut également être durablement affectée par les nitrates et les résidus de produits phytosanitaires issus de la production agricole. De plus, on constate la présence accrue de micropolluants provenant de l’industrie et des ménages dans les eaux souterraines. Concernant la qualité des eaux souterraines, la présence de nitrates et de résidus durables de produits phytosanitaires constitue l’un des défis à relever actuellement. Même après des années d’interdiction, la présence de ces résidus est prouvée dans les eaux souterraines. Nous devons repenser l’utilisation des nitrates et n’épandre par exemple que la quantité dont les plantes ont besoin, notamment dans la rotation des cultures. Les nitrates résiduels des plantations précédentes doivent être mesurés et pris en compte lors de la prochaine plantation.

L’urbanisation est aussi souvent liée à la prolifération urbaine, ce qui signifie que dans de nombreux cas, les zones de protection de l’eau potable ne peuvent plus être garanties. Le développement urbain peut aussi avoir des effets sur la qualité des eaux souterraines, notamment avec des pollutions dues à des systèmes d’eaux usées non étanches ou avec des modifications des températures des eaux souterraines à cause de l’utilisation de l’énergie géothermique. Il est certain que nous dépendons fortement de la production industrielle et que les villes s’agrandiront, mais cela recèle un fort potentiel de pollution des eaux souterraines par la libération involontaire des substances les plus diverses.

Et qu’en est-il ailleurs qu’en Suisse?

Au niveau mondial, la pression s’accroît aussi de plus en plus sur les eaux souterraines. La croissance permanente de la population mondiale implique de produire toujours plus d’aliments. Cela va de pair avec une augmentation de l’irrigation, qui est en grande partie couverte par les eaux souterraines. Dans de nombreux endroits du globe, on prélève plus d’eau du sous-sol que n’en apportent les précipitations. Cela entraîne une baisse du niveau des nappes phréatiques et une perte de ressource à long terme. De plus, une irrigation constante peut provoquer une salinisation des sols.

L’Eawag a récemment lancé une nouvelle plateforme pour les thématiques liées aux eaux souterraines: CH-GNet. De quoi s’agit-il?

C’est une plateforme d’échange, d’information et de mise en réseau pour les expertes et experts du secteur des eaux souterraines et de la recherche, pour les autorités et les spécialistes de la pratique et de la mise en œuvre, ainsi que pour les citoyennes et citoyens intéressés par le sujet. L’objectif de ce réseau est d’appréhender les questions et défis hydrogéologiques sous l’influence des nouvelles évolutions, d’élaborer des solutions et des mesures, et d’aider à les mettre en œuvre. Il s’agit en outre d’augmenter la visibilité des thématiques importantes pour les eaux souterraines. Dans ce contexte, l’étroite collaboration du réseau avec la nouvelle plateforme de protection des eaux souterraines créée par l’OFEV, située à l’Université de Neuchâtel ainsi qu’avec la nouvelle chaire d’hydrogéologie à l’Universität Basel, co-financée par l’Eawag, est particulièrement importante. Avec ces deux nouvelles «parties prenantes», CH-GNet génèrera de nombreuses impulsions et synergies.

Au niveau national, il existe un besoin accru de développement continu des compétences, d’accompagnement professionnel et d’échange entre la recherche et les groupes d’intérêt les plus variés concernés par les eaux souterraines. La plateforme CH-GNet est destinée d’une part à donner une visibilité et à appréhender de manière pratique les thématiques liées aux eaux souterraines, et, d’autre part, à lancer des études pilotes et à jouer un rôle précurseur grâce à son réseau.

Journée mondiale de l’eau 2022 – «Eaux souterraines: rendre visible l’invisible»

La Journée mondiale de l’eau, à laquelle appelle l’Organisation des Nations Unies (ONU) depuis 1992, rappelle chaque année les particularités de l’eau comme ressource essentielle à toute vie. La Journée mondiale de l’eau 2022 a pour thème: «Eaux souterraines: rendre visible l’invisible». Avec cette thématique annuelle, l’ONU souhaite attirer l’attention du monde sur l’importance des eaux souterraines et sensibiliser l’humanité.

De nombreuses personnes ne sont pas vraiment conscientes de l’importance fondamentale des eaux souterraines en tant que ressource indispensable et partie intégrante du cycle naturel de l’eau, ni des pressions auxquelles les soumettent l’activité humaine et de plus en plus le changement climatique. C’est pourquoi, et en perspective du changement à venir, les Nations Unies veulent à nouveau sensibiliser la société et les responsables politiques à l’importance et à la valeur de nos précieuses eaux souterraines.