Des ciseaux à protéines pour un traitement plus efficace du cancer

Le biologiste de l'ETH Zurich Daniel Richter a mis au point une méthode qui permet de lier des protéines à une molécule médicamenteuse ou à un biomarqueur avec un haut niveau de stabilité. Il envisage d'utiliser cette méthode à l'avenir pour identifier les cellules tumorales et ouvrir la voie à des médicaments anticancéreux plus efficaces.
Les lauréats du prix Spark 2022 (de gauche à droite): Edgars Lakis, Jörn Piel et Daniel Richter. (Photo: ETH Zurich / Oliver Bartenschlager)

Des surfaces blanches, des liquides de couleurs vives dans des récipients en verre et des appareils qui n'auraient pas leur place dans une cuisine ordinaire. Des dispositifs de pipetage sont accrochés aux murs, accompagnés d'instructions de sécurité pour leur utilisation. Dans une grande boîte transparente, un agitateur contenant des flacons en verre remplis de liquide vert oscille sans cesse au même rythme.

A première vue, la pièce où Daniel Richter, doctorant à l'ETH Zurich, effectue ses recherches ressemble à de nombreux autres laboratoires disséminés dans le monde. Rien ne laisse supposer que c'est ici que ce Liechtensteinois de 24 ans travaille sur un processus biochimique que l'ETH Zurich a désigné comme l'invention en instance de brevet la plus prometteuse de l'année écoulée.

Aux côtés de Daniel Richter, le post-doc Edgars Lakis et le professeur de l'ETH Jörn Piel, de l'Institut de microbiologie, travaillent également sur cette méthode. Avec leur invention, les trois chercheurs espèrent non seulement élargir considérablement la boîte à outils de l'industrie pharmaceutique, mais aussi contribuer à la mise au point de thérapies anticancéreuses plus efficaces. Mais ils doivent d'abord surmonter plusieurs obstacles avant de pouvoir atteindre leurs objectifs.

Des médicaments qui ciblent plus efficacement le cancer

Le cancer reste la cause la plus fréquente de décès prématuré dans de nombreux pays occidentaux. Les traitements prennent souvent la forme d'une chimiothérapie, qui utilise des médicaments pour inhiber la croissance des cellules tumorales.

Malheureusement, ces substances n'ont pas seulement un effet sur la tumeur, elles attaquent aussi les cellules saines. Il n'est souvent pas possible d'utiliser le dosage le plus élevé possible pour détruire complètement les cellules cancéreuses, car cela endommagerait également trop de cellules saines.

C'est là qu'intervient la nouvelle méthode développée par les trois scientifiques: «Nous voulons doter les agents anticancéreux d'anticorps spécifiques qui leur permettraient de s'attaquer uniquement aux cellules tumorales. Cela permettrait d'administrer les médicaments à des doses plus élevées tout en réduisant les effets secondaires qui, dans le pire des cas, peuvent conduire à l'arrêt du traitement», explique Daniel Richter.

Recherche fondamentale pour une nouvelle enzyme

Le plus grand défi auquel est confrontée la production de ces substances conjuguées est que la molécule de médicament peut se détacher au mauvais endroit avant d'atteindre la tumeur. Les chercheurs doivent donc trouver la liaison la plus stable possible qui ne libère l'agent toxique qu'après avoir pénétré dans la cellule tumorale. À ce jour, aucune des thérapies par anticorps existantes n'a réussi à résoudre entièrement ce problème.

Dans cette optique, Daniel Richter et ses collègues se sont intéressés à une enzyme qui forgerait un lien exceptionnellement unique et stable entre l'anticorps et la molécule médicamenteuse. Pour comprendre ce mécanisme, il faut revenir un peu en arrière: aux recherches fondamentales menées par le groupe «Produits naturels bactériens» dirigé par Jörn Piel.

Jörn Piel et son équipe étudient les bactéries pour trouver des enzymes qui déclenchent de nouvelles réactions chimiques. Un jour, Brandon Morinaka - un ancien post-doc du groupe de Jörn Piel qui travaille aujourd'hui comme professeur à l'Université nationale de Singapour - a fait une découverte en examinant des cyanobactéries: il est tombé sur une enzyme qui transforme les protéines d'une manière encore jamais vue. Une découverte remarquable pour le chercheur de l'ETH Zurich, mais qui n'avait pas d'utilité spécifique au départ.

La pièce manquante du puzzle

Tout a changé lorsque Daniel Richter et Edgars Lakis se sont associés: au moment de la découverte, Edgars Lakis travaillait comme doctorant avec Brandon Morinaka et a consacré une partie de sa thèse de doctorat à la nouvelle enzyme. Avec Daniel Richter et Jörn Piel, il s'est rendu compte que la nouvelle enzyme pouvait être utilisée pour modifier n'importe quelle protéine, par exemple les anticorps.

Cette intervention donne aux protéines une structure distincte qui les rend uniques et leur permet de se fixer à d'autres molécules spécifiques. «L'enzyme est comme une paire de ciseaux qui peut être utilisée pour tailler une partie d'une protéine ou d'un anticorps en une pièce unique d'un puzzle», explique Daniel Richter.

S'il existe une «contre-pièce» qui correspond à l'anticorps modifié, celui-ci peut être chargé d'une substance toxique qui est libérée uniquement dans la cellule cancéreuse et nulle part ailleurs dans l'organisme. Daniel Richter s'est donné pour mission de créer cette contre-pièce dans le cadre de sa thèse de maîtrise. Grâce à une combinaison de logique chimique, d'essais et d'erreurs en laboratoire et de diligence extrême, il a fini par trouver ce qu'il cherchait: la pièce manquante du puzzle qui correspond à la protéine modifiée.

(Vidéo: ETH News for Industry)

Protéines fluorescentes

Les chercheurs ont démontré le potentiel de la méthode pour des applications pharmaceutiques en utilisant d'abord l'enzyme pour modifier une protéine dans une bactérie, puis en liant la contre-pièce à une molécule fluorescente. Lors de l'examen de la bactérie au microscope à fluorescence, les protéines modifiées brillent en vert sur l'écran.

Une analyse ultérieure montre que le colorant ne se fixe que sur les protéines qui réagissent avec l'enzyme. La particularité de cette méthode est que la liaison est extrêmement spécifique et stable, et qu'elle peut également être utilisée à l'avenir pour localiser les cellules cancéreuses. «L'avantage de notre méthode est qu'elle nous permet de visualiser les cellules tumorales dans le corps de la patiente ou du patient sans avoir besoin d'un échantillon de tissu», explique Daniel Richter.

Applications potentielles dans l'industrie pharmaceutique

Cela ouvre la voie à l'expérimentation du processus en plusieurs étapes pour la fabrication de conjugués anticorps-médicaments et dans le cadre de diagnostics cliniques. «Notre méthode peut théoriquement être utilisée pour relier n'importe quelle protéine à un agent actif ou à un biomarqueur», explique Daniel Richter.

Dans une prochaine étape, le processus sera appliqué à des protéines prélevées sur des cellules humaines ou animales. Si ces tests s'avèrent concluants, la méthode pourra alors être appliquée à des anticorps spécifiques du cancer.

Pour le jeune chercheur, une chose est sûre: il devra passer encore plus d'heures dans son laboratoire du campus de Hönggerberg de l'ETH Zurich pour continuer à adapter sa méthode. Mais Daniel Richter ne se laisse pas décourager par le temps et les efforts considérables qui l'attendent: «Je suis convaincu que notre méthode ouvrira la voie à des thérapies anticancéreuses plus abordables, plus spécifiques et avec moins d'effets secondaires.»