Comment les villes ont domestiqué la contre-culture

Dans une enquête inédite menée entre Genève, Lisbonne et Ljubljana, des chercheurs de l’EPFL montrent comment les politiques culturelles urbaines ont absorbé en 40 ans le caractère subversif de la contre-culture. Au point de réduire l’art au statut de divertissement rentable, dans un espace défini et réglementé.
La Lx Factory à Lisbonne. © iStock

Squats, terrains vagues, friches industrielles… En vingt ans, force est de constater que ces espaces ont quasi disparu des villes européennes. Et, avec eux, les activités culturelles qui s’y déroulaient. Au point qu’un ouvrage piloté par le Laboratoire de sociologie urbaine (LASUR) de l’EPFL s’interroge: quelle place – physique ou symbolique – reste-t-il aujourd’hui aux activités peu rentables, expérimentales et contestataires dans nos villes? En d’autres termes: quelle place reste-t-il à la contre-culture?

En analysant les cas de Genève, Lisbonne et Ljubljana, en particulier entre 2013 et 2017, les chercheurs mettent en lumière un paradoxe: alors que les responsables politiques parlent de plus en plus de «ville créative» et y soutiennent la présence d’une riche vie artistique tout au long de l’année, la contre-culture n’a jamais été autant jugulée, cadrée et institutionnalisée. D’où le titre de leur ouvrage: La contre-culture domestiquée ; art, espace et politique dans la ville gentrifiée. (MétisPresses).

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Ainsi, avec la disparition de ces lieux non définis et celle des quartiers populaires, la ville gentrifiée montre pour ses auteurs son pouvoir d’oppression et d’exclusion des populations vivant dans ses marges. La question culturelle est ainsi devenue une question urbaine, celle de la place que l’on veut accorder dans la ville aux processus de création et aux processus sociaux les plus expérimentaux et critiques. De fait, en quarante ans, la contre-culture s’est mutée en post-contre-culture, soit une vie artistique compatible avec les exigences d’attractivité, d’animation et de rentabilité des politiques culturelles en place. 

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Lieux réglementés
L’enjeu serait donc urbanistique. Car les espaces alternatifs d’autrefois ont été remplacés par des lieux réglementés et policés, valorisés dans des politiques d’attractivité qui visent un certain retour sur investissement, remarquent les chercheurs. «Aujourd’hui, un touriste qui se rend dans une ville va visiter indifféremment son château patrimonialisé, ses musées et son festival ou son quartier alternatif», illustre Luca Pattaroni, chercheur au sein du LASUR et directeur de l’ouvrage. «C’est le cas de Lisbonne, par exemple, où le centre alternatif, la Lx Factory, a été récemment vendu comme ‘asset financier’ à un consortium international.» Autre exemple relevé par les auteurs: au regard de la concurrence immobilière, seules des occupations éphémères sont réservées aux artistes, dans l’attente d'affectations plus rentables.

Divisée en quatre parties, l’enquête démarre dans la Genève des années 1970, avec un retour sur l’irruption des premiers mouvements contre-culturels et la revendication d’espaces pour les accueillir. Les chercheurs reviennent ensuite sur le glissement sémantique annonçant l’institutionnalisation de ce mouvement, en remarquant qu’il passe «d’avant-garde», dans les années 1970, à «culture alternative», dans les années 1980. Une analyse de la transformation de la ville de Genève post-squat en 2000, au territoire saturé et réglementé d’aujourd’hui, montre comment la contre-culture a pu être spatialement absorbée et, partant, institutionnalisée en musées, salles de spectacles et espaces alternatifs dédiés. La troisième partie de cette exploration emmène le lecteur à Lisbonne et Ljubljana, dont la contre-culture a connu en quelques années le même destin que celle de Genève. Un signe que le phénomène dépasse les frontières helvétiques. 

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Résistances
La résistance s’organise pourtant, comme en témoignent, sur une note optimiste, les derniers chapitres de l’ouvrage. Elle se traduit, par exemple, par de nouvelles appropriations de bâtiments ou d’espaces, de nouveaux modes de flâneries et la création de coopératives d’artistes et d’artisans. Ainsi, en dépit du cadre restreint qui leur est donné, certains artistes parviennent à faire entendre leurs voix critiques et disruptives. Car, comme le rappelle Luca Pattaroni en introduction de l’ouvrage, l’art n’a pas pour seule vocation d’animer une ville ou de divertir. 

Cet ouvrage, richement illustré, a reçu le soutien du Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS) qui a permis son prolongement en ligne, via de nombreuses vidéos, en particulier d’archives de la RTS, d’images, d’un chapitre inédit et de portraits de lieux alternatifs des trois villes étudiées.

Archives RTS: Evacuation du squat d'Arquebuse à Genève, non daté

  • Vernissage le 12 mars à la Librairie du Boulevard, Genève, à 18h00. Entrée libre.
  • Vernissage le 30 mars à la librairie La Fontaine,Rolex Learning Center, EPFL (à confirmer). Entrée libre.