Coraux, coopération et cuisine : à la rencontre d'Anders Meibom

Série d'été - Vocation chercheur. À l’origine, le très dynamique Anders Meibom, Danois d’origine et professeur depuis 2012 au Laboratoire de géochimie biologique de l’EPFL, ne s’intéressait pas le moins du monde aux coraux. Aujourd’hui, il se consacre à leur étude, une miche de pain maison toujours à portée de main.
Anders Meibom dans les locaux du SKIL, avec le coordinateur Sam Cotture © 2020 EPFL / Alain Herzog

Anders Meibom est un homme qui apprécie le hasard — voilà qui peut sembler en contradiction avec l’esprit scientifique qui accorde de l’importance à la précision. « Lorsque vous menez des recherches en ayant en tête un but précis, il n’est pas rare que vous finissiez par découvrir quelque chose de bien plus intéressant », dit-il. « C’est pour ça que dans ma vie, j’évite de planifier. Je n’aime pas non plus rédiger des propositions, car j’ai toujours la sensation que je planifie quelque chose dont je finirai de toute façon par m’éloigner », ajoute-t-il en souriant. Et pourtant, il n’est pas rare que ses « non-planifications » convergent, avec l’aide de son équipe de pointe.

Anders Meibom dit de lui-même que, dans sa jeunesse, il était un « matheux ». Cet ancien membre de l’équipe danoise de football des moins de 18 ans explique n’être allé à l’université que « parce que j’étais vraiment passionné de maths et de physiques ». Alors matheux, peut-être, mais chanceux. La chance a frappé une première fois lorsqu’il a rencontré un professeur qui lui a conseillé d’étudier les météorites et de passer un doctorat. Elle s’est de nouveau manifestée en 1997 lorsqu’elle l’a mené à l’université d’Hawaï, l’un des pôles mondiaux de la recherche sur les météorites et la cosmochimie. « J’ai commencé par étudier les roches spatiales », poursuit-il — n’imaginant pas une seconde qu’un jour, il explorerait ce qui se passe dans nos océans. En l’an 2000, il a accepté un poste de chercheur associé au département de Géologie et de Sciences environnementales de l’université Stanford.

SHRIMP, coraux et fromage suisse

Le campus de Stanford héberge un grand microscope ionique, connu sous le nom incongru de SHRIMP (pour Sensitive High Resolution Ion Microprobe), ce qui signifie "crevette" en anglais. Son professeur ayant quitté sa chaire peu après son arrivée, Anders Meibom eut alors toute latitude pour poursuivre ses propres recherches. Une fois qu’il sut maîtriser SHRIMP, celui-ci devint son outil favori. Un jour, Anders Meibom tomba sur un article qui décrivait la façon dont ses auteurs avaient utilisé une microsonde ionique comparable à SHRIMP pour analyser des oligo-éléments présents dans des squelettes de coraux afin de retracer des températures océaniques historiques. «Certains coraux construisent leur squelette couche après couche, un peu comme les anneaux d’un arbre, 1 centimètre par an, de sorte que lorsque l’on fore l’un de ces squelettes, c’est comme si l’on remontait le temps. Mais les quantités d’oligo-éléments mentionnées dans l’article étaient tellement élevées que je me suis demandé si les auteurs savaient se servir d’une microsonde ionique. Je pensais que leurs données étaient erronées », relate-t-il.

«La seule autre possibilité était qu’il y avait quelque chose de louche avec les “substituts” des oligo-éléments supposés refléter les températures océaniques. Sauf que lorsque j’ai analysé moi-même un morceau de corail avec SHRIMP, j’ai trouvé les mêmes rapports et les mêmes variations. J’étais abasourdi.» C’est à ce moment qu'il a relevé le défi et décidé de comprendre la façon dont se forment les squelettes coralliens. Aujourd’hui, quinze ans plus tard, on sait que cette formation est un processus biologique étroitement contrôlé, dans lequel la température de l’eau ne joue qu’un rôle indirect. «J’ai écrit des articles qui appelaient principalement à cesser de percer des trous dans les coraux. En certains endroits bien connus des amateurs de plongée, les coraux ressemblent désormais à du fromage suisse parce que tous les chercheurs veulent en posséder un morceau », dit-il en riant.

Ayant quitté l’université Stanford pour prendre en 2005 la direction du laboratoire NanoSIMS au Muséum national d’Histoire naturelle de Paris, Anders Meibom élargit grâce à une subvention du programme ERC le champ de ses recherches — des squelettes de coraux aux organismes coralliens tout entiers. C’est à cette époque qu’il commence à collaborer avec des collègues en Israël ce qui, fort logiquement, finit par l’amener à la mer Rouge en 2019. Aujourd’hui professeur à l’EPFL, il est également équipé d’un instrument NanoSIMS. «Nous menions à bien des expériences visant à comprendre le rôle de la symbiose et de la photosynthèse pour les coraux, et nous voulions retrouver la trace des métabolites présents à l’intérieur du tissu corallien. La microsonde NanoSIMS possède une résolution spatiale si précise que nous avons pu voir comment les nutriments et les métabolites entraient dans le tissu et s’y déplaçaient. Nous avons alors commencé à stresser les coraux pour simuler les effets du réchauffement climatique et mieux comprendre comment fonctionne le métabolisme corallien en situation de stress thermique, ce stress thermique auquel on doit aujourd’hui la tragique extermination des coraux à très grande échelle », explique-t-il.

C’est alors que, par hasard une fois de plus, l’équipe a découvert que les coraux de la mer Rouge présentaient une très forte résistance aux températures aquatiques élevées. «Nous leur avons fait subir des stress allant jusqu’à +5 °C — et ils sont restés en bonne santé. Si nous avions fait la même chose à des coraux provenant des récifs de la Grande Barrière, ils seraient tous morts », poursuit-il. «Ça a été une incroyable découverte. Le récif corallien du nord de la mer Rouge sera certainement le dernier de son espèce d’ici la fin du siècle. Comme il sera capable de résister au réchauffement climatique, nous avons le devoir de faire tout ce que nous pouvons pour empêcher qu’il ne soit détruit par des stress environnementaux locaux tels que la pollution. Grâce à la création du Centre de recherche transnational de la mer Rouge et à l’important soutien du Département fédéral des affaires étrangères, nous travaillons désormais d’arrache-pied à unir dans cet effort les pays bordant la mer Rouge.»

Si ce projet est encore loin d’être achevé, la découverte a fait sensation dans le monde entier. « J’ai toujours été attiré par des projets scientifiques cools avec un effet “waouh“ », admet Anders Meibom.

Le Royaume de l’ennui

Sportif accompli, le professeur pratique régulièrement la natation, le vélo et le yoga. «Je me sens mal à l’aise quand je ne bouge pas.» Et pourtant, il avoue une habitude assez paradoxale : alors qu’il a besoin d’être constamment en mouvement, il se force à l’ennui pour rester créatif. On a peine à l’imaginer ne faisant rien. «Le week-end, je vais souvent sur le port de Pully où je reste assis plusieurs heures d’affilée à regarder les montagnes. Je ne me sers pas de mon téléphone. C’est beau, c’est paisible, mais au bout de quelque temps c’est assez ennuyeux. Or, quand on s’ennuie, on se met naturellement à penser à des choses, et souvent d’une manière totalement nouvelle. Deux heures d’ennui peuvent s’avérer beaucoup plus efficaces qu’une semaine entière à travailler sous pression ou à respecter des délais», jure Anders Meibom.

Et ça marche ! L’idée du SKIL — pour Student Kreativity and Innovation Laboratory — a vu le jour de cette façon. À l’époque, Anders Meibom sentait qu’il devait enseigner différemment, mais il n’arrivait pas à saisir pourquoi. Et soudain, il s’est rendu compte que les étudiants étaient désireux de participer à des projets concrets. En coopération avec la professeure Marilyne Andersen, alors doyenne de la faculté de l’Environnement naturel, architectural et construit (ENAC), il a créé le SKIL, un atelier particulièrement bien équipé dédié aux projets pratiques et soutenu par des responsables de laboratoire de haut niveau. «Bien sûr, le SKIL ne remplace pas l’enseignement, mais à l’EPFL, ayant constaté avec quelle efficacité les étudiants apprennent en agissant concrètement, nous croyons que ce dispositif pourrait jouer un rôle accru dans leur cursus. Cela arrive lorsqu’ils ont leur mot à dire dans la définition de leurs propres projets : travailler concrètement, planifier, prendre des décisions à mesure qu’elles se présentent, le tout avec un soutien professionnel permanent. C’est un processus incroyable. Les étudiants s’approprient leurs idées et leurs projets et nous, nous les accompagnons de très près à chaque étape de leurs travaux. Et je peux vous assurer que cette façon de faire nous permet d’apprendre beaucoup d’eux !», déclare-t-il.

Est-ce qu’il lui arrive de penser à autre chose qu’au travail ? «J’y pense 24/7, ce qui est un peu problématique. Je fais beaucoup de sport, en partie pour prendre du recul. Ce qui n’empêche pas que fréquemment, la solution d’un problème analytique, ou d’un problème de données, m’apparaît alors que je suis en train de nager au milieu du lac — toujours parce qu’au bout de 45 minutes, nager devient assez ennuyeux.» Eurêka ! Anders Meibom va même jusqu’à croquer des nombres dans sa cuisine. «J’adore faire du pain et cuisiner. La cuisine, c’est un peu comme une expérience : ça te met parfois au défi, c’est un problème qu’il te faut résoudre, et tu obtiens les résultats immédiatement. Je considère les recettes comme des instructions plutôt libres, et du coup ça devient amusant. Je ne fais pas exactement ce qu’il y a marqué, mais je m’en tire quand même bien — enfin, la plupart du temps», précise-t-il en riant. «La pâtisserie, c’est plus subtil, c’est plus comme de la chimie : il faut être extrêmement précis sinon ça ne marche pas. Mais comme je fais toujours des quantités trop importantes, il m’arrive de donner du pain à mes voisins et à mes collègues. Jusqu’à présent, personne n’a quitté le quartier!»

Repères biographiques

1959: Naissance au Danemark

1997: Post-doc à l’Institut de géophysique et de planétologie d’Hawaï

2000: Chercheur associé au département de Géologie et de Sciences environnementales de l’université Stanford

2005: Directeur du laboratoire NanoSIMS au Muséum national d’Histoire naturelle de Paris

2012: Professeur titulaire à l’EPFL

2018: Contribue à la création du SKIL

2019: Étudie les coraux de la mer Rouge