Se disputer avec des inconnus sur internet

Motivée par la volonté de réduire la polarisation des opinions en ligne, une nouvelle étude menée par l’EPFL et l’UNIL indique que cela peut être beaucoup plus difficile que prévu, même en prenant comme porte-parole des célébrités appréciées ou respectées.
Angry woman yelling at computer © 2021 iStock

En raison de leur notoriété, les célébrités sont souvent considérées comme des personnes influentes. Bon nombre d’entre elles ont déjà utilisé leur statut pour défendre des causes qu’elles jugent importantes – citons par exemple l’activisme féministe de Beyoncé ou le franc-parler de Leonardo DiCaprio sur le changement climatique. Du fait de cette influence perçue, les gouvernements du monde entier tentent régulièrement de faire appel aux célébrités pour être leur porte-parole dans les campagnes d’information, par exemple dans le cadre de la pandémie de COVID-19 pour sensibiliser les gens à la distanciation sociale ou pour soutenir les efforts de vaccination.

Pourtant, une récente étude menée par l’EPFL et l’UNIL a révélé que faire appel à des célébrités pour changer ou influencer les opinions des individus pourrait en fait être contre-productif et rendre ces derniers moins empathiques envers le porte-parole célèbre.

Des chercheurs du Laboratoire de science des données (DLAB) de la Faculté informatique et communications de l’EPFL, en collaboration avec des collègues de l’Institut de psychologie de l’Université de Lausanne ont réalisé un essai contrôlé et randomisé auprès d’un panel d’employés. L’objectif était de savoir s’ils changeaient de points de vue sur une sélection de sujets, tels que l’immigration, la vaccination, le changement climatique et l’avortement, après des messages de porte-parole célèbres qu’ils apprécient ou non, et dont ils partagent les opinions ou non, ainsi qu’après un avis divergent d’un expert qui leur était inconnu.

Pourquoi je me soucierais de ce que tu penses ?

«Contrairement à nos attentes, une célébrité avec un point de vue opposé était totalement incapable de changer l’opinion des répondants. Encore plus intéressant, un avis partagé exprimé par une célébrité non appréciée semblait également amener les gens à se retrancher davantage dans leur opinion. Globalement, nos découvertes semblent cohérentes avec la tendance des gens à s’entourer de personnes qui partagent leurs opinions afin d’avoir leur aval», affirme Robert West, professeur assistant et responsable du Laboratoire de science des données.

Les chercheurs ont remarqué le même effet avec des porte-parole experts, les répondants se retranchant davantage dans leur propre opinion. L’étude a révélé que l’opinion divergente d’un expert produisait un effet pire que celle d’un porte-parole non apprécié, ce qui remet en question la capacité perçue des experts à influencer les gens dans de telles situations.

J’aime mon opinion, donc je ne t’aime pas

«D’après les résultats, il est clair que la recommandation de ne pas discuter avec des étrangers sur le Web ne va pas assez loin. La divergence d’opinion sous toutes ses formes semble peu probable de faciliter ne serait-ce que le plus infime changement d’opinion, et conforte souvent les opinions actuelles. De même, un porte-parole célèbre qui tente de changer l’opinion du public pourrait perdre des "followers", ou un utilisateur régulier du Web pourrait perdre des amis sur les réseaux sociaux. D’après les experts scientifiques, nos découvertes indiquent clairement qu’il faut avancer prudemment dans la communication de résultats scientifiques sur des sujets délicats et polarisants», explique Andreas Spitz, chercheur postdoctorant de l’EPFL et co-auteur de l’étude.

Début 2020, le COVID-19 a donné aux chercheurs la possibilité de mener une seconde expérience dans une situation de crise où la plupart des gouvernements du monde entier travaillaient sur des réponses politiques à la pandémie. Ils se sont penchés sur la réaction du public aux recommandations de distanciation sociale dans six pays (Brésil, Italie, Corée du sud, Espagne, Suisse et États-Unis), en attribuant de manière aléatoire une célébrité, un représentant du gouvernement local ou l’immunologiste Anthony Fauci comme porte-parole dans une campagne publicitaire sur les réseaux sociaux pour encourager les gens à pratiquer la distanciation sociale.

Contrairement aux résultats en situation normale, l’étude a révélé que l’expert était plus efficace que les célébrités pour diffuser le message à tous les groupes démographiques. Pour expliquer cette différence de réaction, les chercheurs ont avancé l’hypothèse d’une volonté accrue d’orientation dans les situations de crise.

Connaître son public

Les résultats soulignent l’importance de choisir avec soin les porte-parole pour les campagnes d’information car, dans tous les groupes démographiques, les répondants étaient plus susceptibles de suivre les conseils d’un porte-parole apprécié que ceux d’un porte-parole non apprécié, ou un message anonyme sans attribution. Ainsi, alors que les célébrités ont tendance à avoir une certaine influence sur leur propre public, elles ne doivent pas être considérées comme performantes dans le cadre de vastes campagnes d’information qui visent le grand public. Pour ces campagnes, laisser la parole aux experts semble être nettement plus efficace.

«À une époque où de nombreux scientifiques fuient le feu des projecteurs, nous voyons cela comme un rappel important de notre responsabilité. Alors que le choix du porte-parole adapté pour la communication d’une information semblerait être un peu plus qu’un coup de pouce, même d’infimes changements peuvent influencer de nombreuses personnes à l’échelle de la société dans des situations où un petit encouragement suffit pour faire pencher la balance», conclut Ahmad Abu-Akel, co-auteur et chargé de recherche à l’Université de Lausanne.